Crépuscule et nuit noire

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La décrépitude et la mort

C’est une grande maison, toute bruissante de cris d’enfants. Il y a tout ce dont on rêve : des vélos, plein de vélos, de tout âge et de toute nature – et toujours une chaîne ou un câble de frein à réparer dans d’austères délices de bricolage -, une table de ping-pong propice à d’homériques tournois en simple, double et double mixte, des chaises longues qu’on ne sait pas ouvrir (ni fermer, d’ailleurs) sans se coincer un doigt.

Il y a un barbecue que seuls les hommes savent faire correctement fonctionner, un jeu de fléchettes, un bateau, si difficile à sortir du garage qu’on ne s’en sert jamais, des boules de pétanque, des maillets et des arceaux de croquet (mais personne ne sait vraiment y jouer) et, pour les jours de pluie, un grenier rempli de collections dépareillées de vieux magazines aux couleurs délicieusement défraîchies.

Pour accorder tout son bonheur et dispenser tout son charme, ce genre de maison doit être absolument rempli de plusieurs générations qui s’entrecroisent pour ne se retrouver qu’aux épisodes obligatoires des repas.

Les plus âgés des adolescents arrivent à table encore mal réveillés de nuits qu’on devine trop pleines, les enfants ont des mains qu’on envoie laver et relaver trois fois de suite, les adultes terminent un pastis ou un de ces étranges apéritifs qu’on ne boit qu’en vacances, pineau des Charentes, Byrrh ou Dubonnet. (“ – Tiens, qu’est-ce que c’est ? une bouteille de Dubonnet ! ça fait vingt ans que je n’ai pas bu un Dubonnet ! Quelqu’un en veut ? – Quoi ? – un Dubonnet ! – un Dubonnet ! Tu te rends compte ! je ne sais plus quand j’en ai bu pour la dernière fois ! ”).

Ce tourbillon de vies permet à chacun de vivre à peu près comme il veut : il y a toujours un partenaire pour tout ce qu’on a envie de faire et, parallèlement, se tenir un moment hors de la communauté n’est pas grave, puisqu’on est interchangeable.

J’aime les longues après-midi de plages où j’achève la lecture de L’Équipe, achetée tôt avec les premières baguettes de pain (quelle que soit la quantité qu’on en prenne au boulanger, il en manque toujours pour le repas de midi ou les sandwiches qu’on apporte à la mer, quand on décide d’y passer plus longtemps que de coutume, au mépris complet des prescriptions dermatologiques).

J’aime alors dévorer de gros volumes palpitants pleins de renversements de situation, des feuilletons mystérieux, tout Fantomas, ou Rouletabille, ou les Pardaillan, des livres pleins de charme et d’invention.

J’aime que, pendant ce temps, le soleil donne à ma peau des nuances intéressantes ; lorsque je rentrerai à Paris, pendant deux ou trois mois, je me trouverai un peu plus plaisant à regarder, bonne mine et teint clarifié de toutes les grises fatigues de l’année.

Et le soir tombe, les rayons se font plus doux, et vient l’extraordinaire apaisement, la bonne fatigue qui fait les nuits calmes et les sommeils tranquilles. A peine, de temps en temps, un coup de fil de mon adjoint qui me fait le point des redoutables manœuvres du bureau, point que j’écoute avec le plus grand sérieux mais qui me semble, dès le téléphone raccroché, d’une totale et définitive irréalité.

Puis, ce soir, cet appel de mon frère ; notre mère vient de se casser le col du fémur, comme le font, du moment qu’elles glissent – donc tombent – , la presque totalité des octogénaires.

Comme elle vit seule, elle a eu très peur, dans le désert des vacances, de mourir sans pouvoir demander de l’aide.

Heureusement, entre deux déplacements, un voisin complaisant qui fait ses courses et détient la clef de l’appartement est passé et a mis en route la machine efficace de l’hospitalisation.

Tout va bien, désormais, elle a été soignée parfaitement, elle ne court aucun risque vital, il n’est même pas utile que j’interrompe mes vacances mais mon frère doute qu’elle puisse reprendre, si elle se rétablit, l’existence recluse qu’elle menait dans le grand appartement incommode et isolé.

*

* *

Comment se fait-il que je n’aie pas su plus tôt cette histoire ? Quand je suis à Paris, j’appelle tous les deux ou trois jours, brièvement, mais régulièrement. Je suis au bord de l’océan depuis combien de temps ? – mon Dieu ! dix jours déjà – et je n’ai donné de nouvelles qu’à la minute même où nous arrivions, pour rassurer cette vieille dame qui n’a plus beaucoup de mémoire et qui va bientôt mourir mais qui se figure encore, quand l’un d’entre nous attrape un rhume de cerveau, qu’elle seule connaît le nom des médicaments salvateurs.

Bien sûr, elle a dû se faire mal le jour même, ou le lendemain ; j’ai retéléphoné il y a quatre jours, mais je ne me suis pas inquiété de son absence ; elle était sûrement descendue prendre le courrier, qui depuis longtemps ne lui apporte plus que des factures et des prospectus, et puis on m’appelait pour partir à la plage, et le soir, c’était la fête votive du village, et avant-hier, où il faisait très mauvais, on a regardé le Tour de France passer dans l’Izoard et le Galibier, et hier où il faisait très beau, on a voulu rattraper la journée de plage sacrifiée la veille…

Enfin, j’allais évidemment l’appeler aujourd’hui et, devant la sonnerie battant le vide, m’inquiéter auprès des voisins, savoir où elle était, ce qu’elle faisait… Je n’oublie pas ma mère, tout de même !

Pauvre idiot ! Tu sais bien qu’elle pense à toi et à ton petit monde familial à chaque seconde de sa journée, et toi, en dix jours, tu l’as presque chassée de ta mémoire ! Au bureau, tu accomplis un drôle de rite, qui t’ennuie d’ailleurs profondément, entre deux réunions, deux cocktails, deux rencontres, en appuyant sur la touche où son numéro est enregistré dans ton gros téléphone bardé de boutons et plein de fonctions inutiles ; tu prends ta fausse voix gaie, qui commence à l’abuser maintenant qu’elle est bien vieille, tu lui demandes comment s’est passée sa nuit, comment se passe sa journée, tu ne l’écoutes pas te répondre, tu lui dis que sa belle-fille et les enfants l’embrassent, tu n’es même plus ému quand elle te dit combien ton appel lui a fait plaisir et combien elle est heureuse d’avoir un si bon petit qui a épousé une femme si merveilleuse qu’elle aime comme sa propre fille et qui lui a donné des petits-enfants qu’elle adore.

Depuis quelques minutes, ton attention s’est esquivée, tu as commencé à feuilleter un dossier, ou bien tu dessines de petits bonshommes sur un morceau de papier ; tu te dis que tu ne pourras pas t’en débarrasser et qu’elle t’a raconté déjà dix fois cette histoire ; tu sais, mon chéri, quand tu es tombé tout petit dans la bassine d’essence de lavande, chez le distillateur, que tu as presque failli te noyer et que tu sentais si fort et si bon que toutes les autres mères à la sortie de l’école étaient folles de jalousie, et puis tu étais si beau !

Je sais, maman, je sais…

On a eu beaucoup de mal à joindre mon frère, en vacances, lui aussi, mais en Grèce, qui a eu la bonne inspiration de m’appeler.

Qu’est-ce que nous allons faire ? L’évidence est qu’il faut que nous trouvions une maison qui pourra l’accueillir, s’occuper d’elle, faire en sorte qu’elle continue à vivre paisiblement. Parce que, même si on lui répare correctement cette jambe, elle ne pourra jamais avoir confiance en elle et poursuivre la vie solitaire qu’elle mène depuis presque trente ans. Il faut que nous décidions et pourtant on s’habitue bien à ne pas trop porter sur les épaules ce genre de responsabilités ; c’est comme lorsqu’on n’est plus obligé d’aller chercher les enfants à l’école parce qu’on juge qu’ils sont suffisamment grands pour revenir tout seuls à la maison ; retrouver les contraintes n’est jamais bien drôle.

Mais d’abord, et quoi qu’on m’en dise, aller la voir ; retrouver ses allures encore un peu coquettes, sa façon d’arranger l’ondulation de ses cheveux, de regarder dans un miroir de poche si son rouge à lèvres est bien en place, de passer sur ma joue une main tendre (mais profondément agaçante), de se préoccuper de ma mine, de mon teint, de mon humeur, soucieuse, toujours soucieuse que je sois bien, que je lui dise que je suis bien, que je suis heureux de la vie qu’elle m’a donnée…

*

* *

Je parcours toute la France, d’Aquitaine en Dauphiné dans une nuit brûlante.

Sur les parkings d’autoroute des couples invraisemblables en débardeurs et en thongues se sont arrêtés pour boire un peu d’air frais et ouvrir leurs glacières. Le martèlement régulier et hypnotique des réverbères oranges donne aux aires des stations-service que je traverse à toute vitesse des allures irréelles.

Pour ne pas m’endormir, je cherche à la radio des musiques que je chante à tue-tête, en improvisant des paroles presque enfantines.

Je sais qu’elle va mourir bientôt.

Je vais pourtant la retrouver semblable à toujours comme elle rayonnait lorsque j’étais un petit garçon émerveillé par son élégance et sa douceur, un petit garçon pur, fervent, courageux, ardent qui n’avait peur de rien et qui rêvait d’être Guynemer ou Bournazel.

Elle va mourir. Est-ce que je l’ai aimée au dixième, au dixième seulement de ce qu’elle m’a aimé ? Est-ce que je vais pouvoir lui dire un peu que malgré mes rudoiements, mes agacements, mes impatiences, elle n’a jamais cessé d’adoucir ma vie ?

C’est absurde. Elle ne va pas mourir. Demain, j’irai voir deux ou trois maisons de retraite où, à sa sortie de l’hôpital, jambe rabibochée, elle se trouvera bien. Elle n’aura plus à se soucier de ses repas, elle n’aura plus peur de ne pas pouvoir sortir de sa baignoire, elle ne se tracassera plus pour son ménage. En plus elle se fera toute une quantité de chouettes copines. Le pa-ra-dis !

*

* *

Novembre est poisseux de pluie. Je suis allé la chercher très haut dans la montagne dans un centre de rééducation où l’on s’est bien occupé d’elle, où elle a charmé les infirmières par sa gentillesse, sa façon d’entrer dans la vie de chacun sans s’imposer, de demander des nouvelles du mari et des enfants, d’offrir de petits cadeaux touchants, de ne pas exiger trop et de tout obtenir avec un sourire.

Tout le monde l’embrasse et lui souhaite une très bonne et très rapide adaptation dans son nouveau cadre, cette vieille dame aux joues ridées à qui l’on parle comme si elle était une écolière qui entre en sixième et qui va devenir une grande. On lui fait promettre de bien faire ses exercices, d’obéir au kiné qui va s’occuper d’elle, de ne pas dévorer trop de chocolat, de donner des nouvelles et, à la belle saison, de revenir avec un de ses grands fils qu’elle aime tant dans la maison de cure, à l’orée de la Chartreuse. Mais oui, mais oui ! on promet tout ce qu’on veut, et, même, on est sincère ; puisqu’il y aura un été prochain…

La brume froide descend de la montagne, morcelle la route étroite, en dissimule les lacets. Je conduis lentement, sans beaucoup parler, seulement pour lui demander si elle n’a pas froid, ou trop chaud, si elle veut écouter de la musique, si elle souhaite que l’on s’arrête quelque part, boire un café ou un chocolat.

Qu’est-ce que nous pouvons nous raconter ? Elle sait, sans le dire, qu’elle va vers sa dernière demeure, que si choyée qu’elle sera dans cette maison de retraite qu’elle va découvrir, elle ne connaîtra plus rien d’autre que les quatre murs de sa chambre et qu’il va bien falloir s’habituer…

J’ai la gorge nouée devant ce qui n’est pas de la détresse mais qui est de la résignation.

 

Pourtant, maintenant que nous avons regagné la ville, nous arrivons plus facilement à parler ; nous plaisantons même un peu sur les conquêtes masculines qu’elle va pouvoir faire, puisqu’elle sera à la fois la plus jeune et la dernière arrivée aux Fauvettes (il devrait y avoir un règlement pour interdire de donner des noms aussi ridiculement dégradants à ces reposoirs) et puis nous convenons qu’il n’y a pas d’autre solution, qu’elle ne peut plus continuer à vivre seule, qu’un jour ou l’autre elle aurait oublié une casserole sur le gaz, pour, au choix, mettre le feu à l’immeuble ou mourir asphyxiée, qu’elle se nourrit de plus en plus mal, par indifférence et par fatigue…

Enfin, que tout ça va changer désormais.

Un dernier virage et nous entrons dans la cour de la maison de retraite. Je l’aide à descendre de voiture, avec beaucoup de précautions, je prends sa valise, je lui tiens la porte. A l’accueil, on lui fait un grand sourire. Comme on va bien s’occuper d’elle aux Fauvettes ! Elle va voir combien elle va se plaire ! Elle dit qu’elle en est persuadée.

On lui montre sa chambre, elle retrouve quelques meubles qu’elle aime, sa télévision, des photos de famille dans des cadres hétéroclites, je l’aide à ranger ses affaires, la directrice vient la voir, lui souhaite la bienvenue, l’invite à descendre dans dix minutes à la salle à manger, où on la présentera à ses nouveaux compagnons.

Elle sait que je dois repartir maintenant, que j’ai bien des kilomètres à faire, que j’ai une importante réunion demain, mais que je lui téléphonerai vite, que mon frère viendra la semaine prochaine, que je lui emmènerai toute la famille dans quinze jours, que tout va aller très bien. Je l’embrasse en lui disant que je l’aime. Elle me fait un beau sourire. En ouvrant la porte, je surprends deux ou trois vieillards qui la guettent. Ni hostilité, ni satisfaction, dans leur attitude ; simplement la pesanteur du néant.

*

“ – Je suis ravie ! Tout le monde est charmant avec moi, et la jeune fille qui fait ma chambre – entre parenthèses, elle est jolie comme un cœur – m’a dit que je me plairai beaucoup : il y a un coiffeur qui vient deux matinées par semaine, un médecin passe tous les jours, tous les après-midi, on peut jouer aux cartes et deux ou trois fois par an il y a un spectacle avec des chanteurs, des clowns et des illusionnistes ; il paraît qu’il y en a même qui dansent. Tu te rends compte ! Moi je ne pourrai pas à cause de ma jambe, mais je suis sûre que ça m’amusera beaucoup de voir tous ces vieux gigoter !

– N’abuse pas trop de ta position de benjamine ! Je sais bien que tu as de séduisants petits camarades qui ont vingt ans de plus que toi et que ça relativise bien des choses, mais tu ne devrais pas te moquer des goitreux et des édentés, ça t’arrivera un jour !

J’aime qu’elle ait pris une voix gaie et un peu moqueuse, mais je me demande vraiment si, à ce stade, la lucidité est un cadeau ou une sale bombe à retardement.

Lorsque sera passé le temps narquois de la découverte, la certitude d’en avoir pris peut-être pour vingt ans avec ces cheveux blancs et ces membres noués va envoyer un sacré retour de manivelle.

“  – Et les repas ? Est-ce que tu as de l’appétit, est-ce que c’est bon ? Tu as bien besoin de reprendre quelques kilos, de te refaire des forces, et puis de te nourrir de façon plus équilibrée ; on ne peut pas vivre de café au lait, de gâteaux et de gruyère !

Oh ! , les plats sont exquis, très bien présentés, très copieux ; nous sommes par table de huit et des jeunes femmes gentilles comme tout nous servent en nous demandant si nous aimons. Par exemple, à midi, il y avait des épinards, que je déteste, alors on m’a donné des pâtes en remplacement.

– Et les gens de la table sont sympathiques ? Vous avez un peu parlé ?

C’est-à-dire… pas encore. J’ai bavardé en descendant avec une dame très bien mais elle est à une autre table et elle a déjà plein d’amis ici, tu comprends. A ma table, ils sont un peu… – comment dire ? – éteints. Il y a même un vieux monsieur qui s’est endormi avant le dessert. Ce que j’ai ri ! Ma voisine n’est pas très causante, mais tu sais bien que le premier jour on ne peut pas dire grand chose des gens qu’on ne connaît pas.

J’imagine l’atmosphère. En partant, j’ai vu les yeux vides, les lèvres humides de salive, les peaux fripées de ceux avec qui, désormais, elle va défaire sa vie, comme jadis on défaisait les vieux pull-overs pour récupérer la laine quand l’esprit du temps était encore à récupérer ce qui pouvait un tant soit peu servir à quelque chose.

Aujourd’hui, où on jette et on remplace ce qui est usé, qu’est-ce qui va devenir d’elle ?

“ – Je suis vraiment content que tu t’adaptes aussi vite. Tout va aller à merveille. Ta télévision marche bien ?

– Très bien ; mais je dois dire que mon voisin met un peu fort la sienne, parce qu’il doit être sourd comme un pot et comme il ne regarde évidemment pas les mêmes programmes que moi, ça m’a un peu gênée cet après-midi, mais je m’y ferai.

Je suis contente que tu sois rentré et que tout le monde aille bien. Je t’embrasse fort, mon chéri. Venez très vite me voir. ”

Est-elle aveugle ou courageuse ? Combien de temps tiendra-t-elle ? Au bout de combien de mois admettra-t-elle que c’est fini, que tout ça est de la posture, une forme d’orgueil, un haut degré de résistance ? Et à ce moment-là, en combien de semaines coulera-t-elle ? Et est-ce que je pourrai l’aider pour ce grand passage ?

*

* *

Ça a tenu quoi ? Deux mois. Pas même.

En janvier elle m’a dit qu’elle s’ennuyait, qu’elle n’avait pas beaucoup lié connaissance, que les gens n’étaient pas désagréables mais enfermés dans leurs attentes, toutes différentes et pourtant toutes tournées vers une seule question : quand ? ; pourtant, à la Saint-Sylvestre, elle avait joué au piano de vieilles valses, des polkas, des chansons d’avant-guerre et beaucoup s’étaient mis à chantonner, à se balancer, à sourire en fermant les yeux pour mieux retrouver ces temps où toute la vie ne se passait pas entre la chambre et la salle à manger, où on riait, pleurait, espérait, attendait quelque chose d’autre que la réponse à ce quand ? qui fait si peur.

En février, la directrice m’a téléphoné, inquiète : ma mère ne mangeait presque plus, pleurait souvent, trouvait tous les prétextes pour ne pas descendre avec les autres pensionnaires, restait confinée dans sa chambre des jours entiers.

Je suis allé en Dauphiné avec mon frère, nous avons donné la comédie de l’enjouement et elle a fait semblant d’être bien ; nous avons déjeuné avec elle, à sa table, au milieu des momies silencieuses qui nous regardaient sans nous voir et se comportaient comme si elles avaient été absolument seules.

*

* *

Nous sommes restés un long moment au salon ; c’est vrai, on y jouait aux cartes, on y lisait, on y bavardait. Mais ici et là sur des fauteuils ou dans des chaises roulantes il y avait de pauvres corps d’oiseaux décharnés qui chantonnaient, qui parlaient tout seuls, qui somnolaient dans l’abandon terrifiant de ceux qui ont perdu davantage que la pudeur, qui n’ont plus même de décence, qui ne ressentent plus le besoin de couvrir leurs cuisses nues quand leur couverture glisse et les dévoile.

Au moment où nous sommes partis pour la nuit, avec la promesse de revenir tôt le lendemain, elle nous a dit que ça n’allait pas, qu’elle n’avait plus envie de vivre et que ça ne faisait rien puisqu’elle savait que nous étions heureux, avec des enfants formidables qui travaillaient bien et que finalement elle n’avait pas la patience d’attendre d’avoir des arrière-petits-enfants, d’ailleurs les bébés l’avaient toujours agacée, même nous tant que nous ne parlions pas. C’était presque gai, presque drôle.

Nous sommes sortis dans la nuit noire. La lune était glacée. Nous avons parlé d’autre chose.

Le lendemain, elle n’était pas très bien, prise dans une sorte de torpeur, indifférente à nos questions, trop pâle pour nous abuser. Après le déjeuner plus mortuaire encore que la veille, nous avons décampé ; il n’y a pas d’autre mot pour ne pas dire que nous avons fui ces heures poisseuses, en abandonnant notre blessée à l’ennemi qu’on voyait déjà atteindre les crêtes et aborder la descente dans la vallée.

Sauve qui peut ! Nous pouvions encore nous sauver. On peut presque toujours encore à cinquante ans, mais après des journées comme ça, on sait que le jour pas n’est pas si lointain où on n’y parviendra plus.

*

* *

C’est arrivé très vite, finalement. Elle ne s’est plus du tout alimentée, a attrapé bronchites sur bronchites, elle qui ne mettait jamais de manteau tant elle avait de santé, a eu les articulations bloquées par des œdèmes. Tout s’est déglingué presque en même temps.

Ce corps longtemps nié dans sa pure mécanique a pris toutes les revanches possibles. Les cales de ce Titanic-là ont été envahies, emplies, submergées sans qu’on ait eu le temps de se rendre compte que la coque était trouée de partout.

Lorsque je suis arrivé à l’hôpital, j’ai vu un pauvre vieux petit singe dans un lit trop grand, un pauvre petit singe percé de tuyaux et couturé de pansements.

Elle qui, toute sa vie, avait accordé à sa coiffure une attention dont nous finissions par nous moquer, qui soignait ses crans et ses ondulations avec un soin presque maniaque, avait la tête couronnée d’un paquet de crins informe qui ne cachait pas son crâne nu et dont le dérangement accusait la maigreur nouvelle du visage. Les yeux étaient à peine vivants, ou alors ouverts sur autre chose. Elle respirait mal, avec de brusques hoquets qui devaient la faire souffrir.

Mais quand elle m’a reconnu, elle a ouvert ses lèvres blanches sur un vrai sourire. Elle m’a à peine parlé, parce qu’elle ne le pouvait plus guère et parce qu’elle était abrutie de calmants et d’analgésiques, mais, quand j’ai pris sa main, à la peau toujours aussi douce qu’avant, elle l’a serrée avec une force qui m’a surpris et elle ne l’a pas lâchée pendant de longues minutes. Je caressais sa paume de mes doigts, doucement et machinalement, et je regardais se consumer cette vie dans ce qui n’était même plus une dernière bataille, qui était le dernier pas pour rentrer à la maison. J’ai trouvé que la peinture du lit commençait à s’écailler ; je me suis demandé s’il serait repeint l’année prochaine ou peut-être seulement dans deux ans, s’il y avait un rythme pour ça et si dans certains services les lits étaient plus écaillés que dans d’autres. On n’est pas maître de ses rêveries.

Ni mon frère, ni moi n’étions là pour l’agonie, quinze jours plus tard. Nous étions revenus à Paris parce que personne ne pouvait nous dire quand ce serait la fin.

Lorsque le téléphone a sonné à quatre heures du matin, il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre qui appelait. L’infirmière de nuit avait une voix paisible et amicale. La mort était arrivée sans faire mal. C’était déjà ça.

Il faisait encore complètement nuit quand nous sommes partis. Nuit et froid. Pourquoi est-ce que je roulais si vite ? Ça n’avait plus d’importance, désormais.

La jeune interne que nous avons vue nous a expliqué qu’elle était morte de ceci et de cela ; que les bronches avaient été graduellement envahies par des tas de saletés et que malgré tous les traitements, tous les appareillages, tous les efforts il n’avait pas été possible d’aller plus vite que cet envahissement.

Peut-être, parce qu’elle était très novice, l’interne croyait-elle fermement que deux ans, ou cinq ans plus tard, de nouveaux moyens d’action, des techniques innovantes, plus de personnel auraient pu la sauver. Balivernes ! Elle était morte parce qu’au bout du compte, vivre lui était d’un mortel ennui.

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Ce qu’il y a de bien, dans le rituel de la mort, c’est qu’on est très occupé.

Bien moins qu’avant, naturellement, où il fallait faire la toilette du défunt, l’habiller, le veiller, expédier des monceaux de télégrammes à la parentèle, faire confectionner des mémentos à bordure noire et à citations pieuses, recevoir à la maison des visites de condoléances.

Mais il reste des tas d’activités : se rendre aux Pompes funèbres, choisir le cercueil, donner des détails sur le lieu et les modalités de sépulture, passer un faire-part dans la presse, prévenir tous ceux qui pourront être là pour accompagner le cercueil. Dans le tourbillon des formalités, on tranche, jauge, arbitre, décide le sort d’un pauvre tas de chair glacial, où les bactéries commencent à trouver d’intéressantes opportunités ; ça évite de revenir sur les dix mille choses qu’on s’était promis de dire ou d’entendre un jour et qu’on est désormais définitivement privé d’exprimer ou de ressentir.

On ne saura donc jamais, par exemple, sauf à se lancer dans des travaux généalogiques et historiques considérablement ardus, à quel degré on était cousin avec ce pauvre Marcel, qui a fait une pleurésie pendant la guerre, en Algérie, et si l’effroyable réputation de cuisse légère de la tante Gabrielle dans toute la famille était méritée.

Tout ça, insensiblement, conduit à l’idée, dont la pertinence confine à la niaise évidence, qu’on est beaucoup plus seul qu’on ne l’était la veille, et détenteur d’une foule de secrets minimissimes, d’anecdotes dérisoires, de souvenirs intimes jusqu’alors partagés avec la morte, et avec elle seulement et qu’on ne pourra jamais plus, jamais plus, revivre avec quiconque. Simplement, au mieux, et si ça intéresse quelqu’un, on pourra raconter.

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Il faut rencontrer le prêtre aussi, qui ne l’aura pas connue, qui l’aura visitée deux ou trois fois dans son lit des derniers jours – mais il en voit tant et tant d’autres – qui lui a porté l’Extrême-onction, et reçu sa contrition parfaite, lui dire qu’elle savait vraiment que de l’autre côté de sa mort apparente, elle allait retrouver ceux qu’elle a le plus aimés, sa mère et son mari qui l’attendent depuis trente ans et qu’elle a toujours espéré rejoindre. C’est un vieil aumônier aimable, que l’évêché a placé là parce qu’il est recru de fatigue et qu’il ne pourrait pas s’occuper, tout à la fois, dans une paroisse, des groupes de préparation au mariage, des scouts, des divorcés remariés, de la protestation contre la torture dans le monde et du choix des cantiques pour la messe de onze heures.

Il est presque étonné de savoir que je veux un peu parler avec lui, choisir des textes, lui donner deux ou trois indications sur cette vieille dame qui a été si heureuse, me dit-il, de recevoir la communion trois jours avant sa mort. C’est qu’aujourd’hui la plupart des familles ne savent pas trop ce qu’est un prêtre, et ce qu’on peut lui demander.

On a envie, bien sûr, que l’enterrement ne se passe pas en chiennerie matérialiste mais on est si peu certain qu’il y a un autre côté !

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Les enfants sont arrivés par le train avec leur mère. Ils ignorent encore ce qu’ils vont ressentir en voyant le corps rigide, et s’ils pourront surmonter leur répulsion et embrasser les tempes froides de leur grand-mère ; ils ne sont pas certains que tout ça est nécessaire, ce rituel morbide, ces cierges, ces fleurs, cette eau bénite. Mais ils pleurent de belles larmes sincères sur cette blessure qui leur fait gagner une unité dans le lent cheminement des générations.

Ils ne savaient pas jusque là à quel point ils n’étaient que maillons de la chaîne. Ils ne savaient pas que toute chaîne est fragilité.

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Entre autres chances, notre famille a celle de pouvoir se décomposer dans un cimetière magnifique en Haute-Provence, un endroit où, de mémoire d’homme, il n’y a jamais eu trois jours consécutifs sans soleil.

Il y a des orages à grosse voix qui, après avoir fait bien peur, paraissent tout embarrassés de leurs grondements et se dépêchent d’ouvrir de grands coins de ciel très bleu, mais il n’y a jamais, ou alors très rarement, des crachins interminables bons à déprimer toutes les fées de la création. Les tombes sont serrées entre une vieille voie de chemin de fer désaffectée et une retenue de la Durance qui forme un lac qui n’est pas considérable, d’un autre bleu que le ciel avec qui il figure un camaïeu élégant.

On descend au cimetière par un chemin bordé d’ifs et de buis taillés, qui s’appelle chemin de Saint-Pierre et qui, de fait, ne conduit qu’aux tombes. On voit là combien on a de l’humour, dans le pays.

Comme la région est presque absolument préservée – ou privée, c’est selon le point de vue – de toute industrialisation, rien n’est venu, depuis des lustres (je n’ose pas écrire des éternités) gâter la clarté de l’atmosphère, l’intensité des couleurs et, quand la saison devient chaude, la subtilité des parfums sauvages.

Il y a quelque chose de rassurant à savoir que ses morts sont là, dans une belle terre sèche, aux nuances un peu italiennes, au milieu de caveaux qui n’ont pas de jactance, pas de prétentions démonstratives, qui sont peut-être un peu moins qu’ailleurs chargés de porcelaines multicolores doloristes, qui portent presque toujours seulement des noms et des dates, en tout cas ni sentences, ni épitaphes.

Les pierres conservent la nuit un peu de la chaleur de la journée et il y a quelques cyprès qui, l’été, donnent une belle ombre calme.

Qui dort là-dedans ? Deux ou trois générations. Les premiers noms gravés sur le fronton de la tombe, juste sous la grande croix, sont presque effacés ; à peine plus lisible, celui de mon grand-père, que je n’ai pas connu, qui est mort pendant la Guerre, et qui, d’un long séjour colonial au début du siècle a rapporté des tas de meubles et d’objets annamites que j’ai consciencieusement abîmés pendant mon enfance ; puis mon père, ma grand-mère, un oncle… Aujourd’hui, c’est ma mère, demain ce sera moi ; après-demain ma femme, mes enfants, puis les enfants de mes enfants.

Lorsque tout à l’heure le cercueil arrivera et qu’on le glissera dans la tombe, il faudra que je pense à demander au fossoyeur combien il reste de places ; et pour que nous soyons tranquilles, à perspective humaine, il faudra peut-être demander à l’entreprise de marbrerie de faire une réduction.

Je me rappelle que mon père en avait fait faire une, quand j’étais encore bien petit, que j’avais écouté la conversation sans me faire remarquer, et que ça m’avait affreusement impressionné cette image de poussières et de morceaux d’os qu’on réunit dans une même boîte. Comment le Bon Dieu va-t-il se reconnaître là-dedans à l’heure de la résurrection des morts ?

Enfin, il doit avoir son idée et ça se passera sûrement très bien.

*

* *

La camionnette toute noire est arrivée et le cercueil a été placé sur des tréteaux. Je suis assez vieux pour me souvenir d’avoir vu les corbillards tirés par des chevaux empanachés, les grandes tentures à larmes d’argent accrochées au seuil des maisons mortuaires, les aubes noires des enfants de chœur, les passants qui se signaient au passage du cortège.

Maintenant que la mort est discrète, elle n’a plus guère de réalité, sauf pour ceux qui ont vraiment du chagrin. Il me semble que jadis, la mort d’un voisin avait autant d’importance que le programme de télévision du soir. J’en suis considérablement moins certain aujourd’hui.

Il n’y a pas grand monde pour accompagner cette vieille femme. La famille est éparpillée, elle est la dernière de sa génération, ce cimetière est loin de tout, il y a si longtemps que nous avons quitté la Provence…

Pour l’enterrement de mon père, il y avait foule, discours, fleurs et couronnes, notables à gros pardessus, articles du quotidien local, il y avait, comment dire ?… de la présence sociale. On a beau dire et se moquer, ça entoure. Aujourd’hui, trente ans après, combien est-on ? Dix, douze, quinze ? Moins de vingt en tout cas, dans la lumière magnifique de midi.

C’est le début du printemps ; il fait déjà très doux, mais les Basses-Alpes ne sont pas la Côte d’Azur, les montagnes sont toutes proches et le vent brillant qui souffle de temps en temps a des puretés de glacier ; en passant ce matin au col de la Croix-Haute il y avait encore plein de neige dans les ubacs, et presque tous les arbres sont encore absolument nus, d’autant que les platanes sont parmi les plus tardifs à se vêtir de feuillage et que c’est presque l’unique espèce présente ici ; on est loin des marronniers des Tuileries qui, souvent déjà aux premiers jours de mars commencent à exhiber leurs gros bourgeons duveteux.

Le ciel est bleu pâle, troué seulement de fumées longilignes qui montent calmement en se diluant ; dans les jardins, on doit brûler des mauvaises herbes ou du bois mort ; on sarcle, on bine, on nettoie, on prépare la belle saison. C’est agaçant ce renouveau, quand on est malheureux et qu’on a envie de pleurer. J’aimerais voir un lézard indifférent et satisfait se chauffer sur une pierre, ça donnerait un peu de vie à cette tristesse. Mais il est peut-être encore un peu trop tôt en saison ; le lézard viendra seulement cet été lui tenir compagnie, à ma pauvre vieille.

Devant la tombe, les fossoyeurs ont creusé un trou juste suffisant pour que l’un d’entre eux puisse s’y glisser et contrôler, du fond de l’excavation, la descente et le placement du cercueil. Tout le monde regarde avec l’air un peu abruti une opération si habilement menée qu’en un clin d’œil on ne voit plus rien. La terre l’a prise, elle est revenue à la poussière avant de le redevenir.

C’est en Dauphiné, très tôt ce matin, qu’a été donnée la bénédiction de funérailles, dans la chapelle de l’hôpital, avec moins de monde encore qu’ici, quelques voisins, une employée des Fauvettes qui doit avoir les glandes lacrymales particulièrement vigoureuses pour avoir tant pleuré alors qu’elle a sûrement l’habitude de voir partir ses pensionnaires, et nous, enfants et petits-enfants.

Le vieux prêtre a eu des paroles banales, mais justes – forcément : lui aussi, il a l’habitude – et tout le monde a eu un mot gentil avant de nous laisser descendre vers la lumière du sud.

Je dis un Pater, un Ave, que reprennent tous ceux qui m’entourent. Sans prière, il y aurait vraiment du ridicule à voir cette ingestion par la terre d’un être humain se dérouler. Il doit bien y avoir quelque chose de l’autre côté, qui fait que la mort de quelqu’un n’est pas que de la dissociation d’atomes assemblés par on ne sait quelle combinaison hasardeuse, mais, bien plutôt, une histoire sacrée et, si l’on veut, pour chacun, absolument miraculeuse et unique.

Si je ne suis pas certain que tous ceux qui sont morts et que j’ai aimés sont vraiment là, présents, dans chaque pierre, dans chaque senteur, dans chaque rayon de soleil, que tout passera et qu’il continuera à faire beau, que nous voulons nous revoir et nous nous reverrons, si je doute de la résurrection de la chair, comment pourrai-je jamais venir à bout de la couardise du Sort, qui me les a enlevés après me les avoir donnés si peu de temps de ma vie d’homme ?

Si c’est la mort qui fait de la vie un destin, c’est bien la vie éternelle qui donne à la mort son unique sens.

Brusquement je viens de comprendre que désormais cette mort m’oblige et me dirige dans un chemin que je trouve plus escarpé qu’il n’était naguère : c’est que je suis seul, maintenant, à y marcher, sans plus personne pour me guider, au loin, et m’encourager à aller plus avant. Je trace la route puisqu’on m’a passé le témoin.

Et puis il me semble désormais que, courant seul en tête sur la piste du stade, dans ce qui s’appelle miraculeusement un couloir je suis sous le regard aimant et parallèle de ceux qui m’ont suscité à la vie.

Mon père m’a donné le goût de la rigueur et du scrupule, ma mère celui de la tendresse et de l’indulgence ; je n’ai plus rien à me prouver à moi-même, mais tout à donner à ces enfants qui suivent et qui attendent, au prochain relais, qu’on n’ait pas, au moins, gaspillé tout cet immense effort d’attention qu’il faut pour bâtir un homme, imparfait, insuffisant, fragile, contradictoire, mais à peu prés debout.

J’ai rompu la station silencieuse que tous observent devant l’enfouissement.

Dès que j’ai tourné le dos, on a commencé, à larges pelletées, à reboucher la fosse ; l’assistance reprend le chemin de Saint-Pierre, remonte vers les places et le bistrot où on va bavarder un peu avant de se séparer.

Les voix s’arrêtent de chuchoter pour reprendre des tons plus assurés, les sourires se décrispent et n’expriment plus seulement la compassion convenue mais le plaisir de se revoir, deux jeunes cousins rient même franchement ; c’est normal, tout ça, la mort peut bien se regarder en face, mais à condition que ce ne soit pas la sienne et que ça ne dure pas trop longtemps.

On a toujours assez de courage pour supporter le malheur des autres, indique La Rochefoucauld.

*

* *

Comme à chaque enterrement, on se dit que c’est idiot de ne se revoir qu’aux enterrements et on se promet, pour l’été qui n’est plus très éloigné, à l’occasion de la grande migration, de s’arrêter ici et là ; on est, d’ailleurs, à peu prés sincère : l’instant est propice à l’attendrissement et au repli sur la communauté familiale, à l’évocation apitoyée d’abord, puis plus légère des journées de jadis passées avec la chère morte, avec ta pauvre maman, qui aimait tant découvrir les premières framboises sur le massif qui est à l’entrée du jardin, près du mur de gauche, qui avait si bien tenu l’harmonium au mariage de la cousine Isabelle dans la petite église de Raddon-et-Chappendu, qui avait tant ri le jour où on avait fait cette farce magnifique à ton pauvre papa, et lui aussi l’avait prise avec beaucoup d’humour…

Et bien d’autres, et bien d’autres…

Et quand on a épuisé la provision d’anecdotes, on se regarde avec un beau sourire franc ; je remercie celui qui est venu d’être venu, il dit que c’est bien normal – c’est vrai, d’ailleurs, c’est normal ; je suis bien venu aux obsèques de sa mère alors que j’avais un rhume carabiné – on s’embrasse, il me dit d’être courageux et qu’il fera dire des messes, il monte dans sa voiture, et disparaît au coin de la route.

Je repasse au cimetière. La fosse est rebouchée, les couronnes sont bien artistement disposées sur la pierre du caveau.

Tout est en ordre.

Je me dis qu’on aurait sûrement dû inviter les cousins à déjeuner. Je me sens gêné de n’y avoir pas pensé, d’autant que, maintenant, j’ai une faim de loup. C’est bête, on aurait pu parler encore un peu d’elle…

2 Responses to “Crépuscule et nuit noire”

  1. Jaklin dit :

    Un texte dont la beauté peut aider ceux qui perdent un proche. Merci!

  2. impetueux dit :

    Mon Dieu, vous avez lu cela… La mort de ma mère… On tente d’oublier en écrivant et on ne fait que se souvenir davantage…

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