Au royaume des cieux

Dortoir des grandes.

Dans la longue, étincelante, passionnante filmographie de Julien Duvivier, ce film n’apparaît pas comme une étoile majeure, de première magnitude, un chef-d’œuvre comme La belle équipeLa fin du jour ou Voici le temps des assassins, mais comme quelque chose d’extrêmement intéressant et atypique.

Le film se situe dans le cadre presque carcéral d’une maison de redressement pour jeunes filles, dont le régime pénitentiaire, au lendemain de la guerre, est incroyablement plus dur qu’on pourrait l’imaginer.

La directrice, Mme Bardin (Paule Andral) s’efforce de le rendre le plus humain et le plus intelligent possible, mais elle est, presque au début, frappée d’une crise cardiaque et meurt en laissant la place à son adjointe, la terrifiante Mlle Chambaz (Suzy Prim), vieille fille frustrée, cruelle, lesbienne honteuse, qui ne rêve que d’humilier les jeunes pensionnaires. Celles-ci ne sont pas de pauvres victimes innocentes, c’est vrai. Elles ont été incarcérées pour des suites de vol, de prostitution, voire, pour l’une, Camille (Renée Cosima), un assassinat politique. Ces jeunes filles, assez bien typées (la chic fille, la méchante, l‘idiote, la taciturne, la soumise, la torturée, etc.) sont bien caractérisées. Gravitent autour d’elles les éducatrices, pour la plupart soumises à la méchante Chambaz, et indifférentes au sort des jeunes filles, à l’exception de Mlle Guérande (Monique Mélinand).

Une jeune oiselle à peu près innocente, Maria (Suzanne Cloutier, bizarrement nommée ici Anne Saint-Jean au générique) est affectée dans la maison ; elle a noué, à Paris, une forte histoire amoureuse avec un jeune électricien, Pierre (Serge Reggiani), et les deux amoureux se sont jurés qu’ils se retrouveraient, qu’il la délivrerait. L’histoire émeut les gamines au cœur qui n’est pas si endurci que ça. On devine ce qui se passera

Au royaume des cieux est assez réussi, mais évacuons d’abord ses insuffisances. En premier lieu, son titre dont on perçoit mal la signification : la maison de correction est gérée par l’Assistance publique et n’est donc pas une institution religieuse ; les surveillantes sont un personnel d’État et on ne voit pas l’ombre d’une cornette ; sans doute le curé du village (Jean Davy) est-il là comme chez lui, mais, outre que, en 1949, la chose va de soi (dans mon lycée public, au début des années 60, l’aumônier faisait presque partie du corps professoral et, à la distribution des prix, il y avait un lauréat de catéchisme), outre, donc, qu’il est un familier de l’institution, c’est un personnage absolument positif qui contredit, rudoie et méprise Mlle Chambaz et met fin à des punitions scandaleuses.

Puis l’interprétation. Le générique du film, dans un carton, indique qu’il est interprété par 10 futures vedettes du cinéma français. Diable ! Ces espoirs ont vite fait long feu et de leur longue liste n’ont à peine surnagé – mais à peine – que Suzanne Cloutier et, pour d’autres raisons que cinématographiques, Colette Deréal et Juliette Gréco. Mais les surveillantes ne sont pas mieux loties : la méchante Suzy Prim et la gentille Monique Mélinand, malgré la qualité scénaristique de leurs rôles manquent tout de même singulièrement d’étoffe. Quant au jeune homme amoureux de la pure et délicieuse Maria/Cloutier, c’est donc le malencontreux Serge Reggiani, dont le visage torturé et le jeu tremblotant hystérique sont, comme presque toujours, incommodants. 

Et enfin la tournure générale du film où les choses tournent finalement au mieux, à un tel point que l’on se croirait plus aisément chez Léo Joannon que chez Julien Duvivier : après bien des péripéties dramatiques, les amoureux se sont réunis et ont fui la maison ; la méchante directrice a failli être dévorée par le molosse qu’elle employait pour surveiller les filles, mais survivra à ses blessures ; la gentille adjointe est nommée à sa place ; et les pensionnaires, tout émues par le bel amour qu’elles ont protégé et couvé, sont à deux doigts d’acheter une conduite.

Et pourtant, comme c’est un film de Julien Duvivier, ça ne peut pas laisser indifférent : d’un univers clos, comme l’est celui de La fin du jour, le cinéaste tire un parti filmique remarquable sans pour autant donner trop de prise au pittoresque et au didactique ; il ose même évoquer sans hypocrisie l’homosexualité féminine, celle refoulée, de Mlle Chambaz, dont le mépris haineux des hommes va de pair avec l’attirance pour la chair fraîche, mais aussi l’atmosphère trouble du dortoir où les jeunes filles recluses ressentent clairement la frustration charnelle. On peut également noter une bagarre dans le cadre embué d’un lavoir qui fait songer à ce que sera quelques années plus tard, la rouste donnée par Gervaise/Maria Schell à Virginie/Suzy Delair.

Et puis il y a de très fortes scènes dans le pays envahi par de terribles inondations, prétextes réussis à des images puissantes, notamment la fuite de Pierre et de Maria dans les forêts et les champs détrempés.

Tourné entre Panique et Sous le ciel de ParisAu royaume des cieux manque un peu de puissance et de noirceur. Mais si tous les films moyens d’un réalisateur étaient de ce niveau, quel bonheur ce serait !

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