Belle du Seigneur (film)

Il y a dans le scandale recherché quelque chose de bien vulgaire

Comment ça ! Vous avez le culot de mettre un infâmant 1 à un film que vous n’avez pas vu et que vous vouez sans nuances aux gémonies ? Vous êtes décidément un drôle de zigoto !

Eh oui, je n’ai pas vu ça, ne le verrai jamais et j’ai de toutes mes fibres espéré que cette mauvaise action ne se commettrait pas. Pourquoi ?

Eh bien moi, qui pense être un assez bon connaisseur de l’œuvre d’Albert Cohen, totalement inadaptable, tant sa langue et ses extraordinaires chatoiements ne peuvent être transposés, je frémissais rien qu’à l’idée qu’un crétin prétendait s’emparer de ce livre admirable ! Le bide extraordinaire et mérité du Mangeclous de Moshé Mizrahi ne leur avait donc pas suffit ???

Qu’est-ce qu’il voulait conserver ? L’histoire entre un beau mec et une belle fille sous les yeux d’un mari piteux ? On croit que c’est ça, Belle du Seigneur ? On écarte les Deume, la SDN, les Valeureux, d’un roman de mille pages, on ferait une anecdote pour midinettes ? Et puis déjà, Olivier Martinez n’avait pas été terrible en Angelo Pardi, dans l’assez réussi Hussard sur le toit de Rappeneau ; en Solal, il doit être angoissant.

Pourrait-on m’expliquer comment on pourrait se débrouiller pour glisser dans deux heures ou deux heures et demie toute l’extraordinaire richesse des péripéties (on ne me contestera pas, je pense, que Belle du Seigneur n’est pas que l’histoire d’Ariane et de Solal ?) et tout autant comment on fera sentir le foisonnement de la langue d’Albert Cohen, si typique et si peu imitable ; et dans cette langue là, est-il bien possible de rendre en voix off, le monologue intérieur, si déterminant dans l’évolution des personnages ; comment rendre les jeux mutins d’Ariane dans son bain, la morosité ennuyée d’Adrien à son bureau de la SDN ?

Pour tenter d’être (un peu !) fidèle à l’œuvre de Cohen, il faudrait des heures et des heures de film, et un réalisateur à la mesure… Luchino Visconti (qui n’était pas de la gnognote) et Suso Cecchi d’Amico (la grande scénariste italienne) ont tenté d’adapter Marcel Proust et y ont renoncé, tout simplement parce que c’est impossible ; et c’est pareil pour Belle du Seigneur !

On peut le regretter, le déplorer, y rêver…mais on doit le constater… Mais de toute façon, après avoir rappelé qu’Albert Cohen refusait absolument qu’on tentât de porter une de ses œuvres à l’écran, j’attends de pied ferme celui qui va essayer de réfuter une des objections – tenant aux intrigues multiples, ou à la langue.

En fait, il n’y a pas eu d’adaptation du livre, mais illustration d’une œuvre romanesque. Bonder a pris, à l’intérieur de Belle du Seigneur exactement ce qu’il a voulu (vraisemblablement l’histoire exclusive d’Ariane et de Solal, ce qui lui a donné l’occasion de montrer une jolie fille nue – ça peut toujours attirer trois clampins supplémentaires -).

C’est ce que Jean-Jacques Annaud avait, à propos du Nom de la rose, qualifié de palimpseste. Mais Annaud a eu l’honnêteté de le dire. Là on a privilégié deux beaux jeunes gens qui baisent, et n’a rien montré l’immense paysage mis en scène par Albert Cohen.

Dans ce genre d’affaires (à tous les sens du terme), le pire est toujours sûr. Car, justement, la substance de Belle du seigneur, ce n’est pas l’anecdote : c’est cette bizarre, anarchique, baroque juxtaposition, à mille niveaux de lecture, d’histoires tendres, pathétiques, comiques, exaspérantes, ridicules… c’est ce qui en fait le génie…

Quelquefois, relisant le roman, je suis agacé de quitter la nullité d’Adrien Deume glandant sa vie à la SDN pour me retrouver, dans un chapitre suivant, dans l’odoriférance aillée des Valeureux, puis de rejoindre Ariane nue dans son bain, ou chez le pasteur d’Auble… : ça n’est pas comme ça comme on conserve son lecteur et écrit un roman, me dis-je… Et c’est comme ça que je me rends compte, après coup, que Belle du seigneur est un grand livre… A quoi il ne fallait pas toucher…

kinopoisk.ru

Film tourné en anglais (bel aveu ! la langue sucrée et magnifique de Cohen est pourtant inséparable de son chef-d’œuvre !), débarrassé d’épisodes qui, s’ils étaient représentés à l’écran, formeraient un fatras incompréhensible (mais bien sûr que le roman est un fatras ! et le génie de l’auteur est précisément de le rendre compréhensible !!!).

L’adaptation d’un récit littéraire est une des pierres de touche du cinéma, depuis ses origines et j’en sais des centaines qui sont d’impeccables réussites, quelle que soit la nature de l’œuvre interprétée, quelles que soient la hardiesse et l’infidélité de l’adaptation… Parmi mes films préférés, Madame de, ou Le chat prennent des libertés importantes avec la nouvelle de Louise de Vilmorin ou le roman de Georges Simenon ; et si Jean Giono a participé à la totale réussite de la transcription au cinéma de son Roi sans divertissement, les différences avec la chronique sont éclatantes…

On peut réussir Lettre d’une inconnue, Le Rouge et le Noir, Pot-Bouille, Le pont de la rivière Kwaï, Un singe en hiver, Starship troopers ; ça s’est fait, c’est convaincant, et même quelquefois formidable.

On pourrait même réussir une adaptation de Solal, qui date de 1930 et qui est une préfiguration du grand roman de 1968.

Mais Belle du Seigneur, c’est autre chose, et, pas plus que. À la recherche du Temps perdu, ce n’est adaptable ; même si la longueur et la variété des angles d’orientation du roman étaient traduites en plusieurs épisodes (après tout, les Thibault n’ont pas été si mal adaptés que ça en 1972 par Louis Guilloux), encore faudrait-il faire percevoir la langue inimitable de Cohen, partie déterminante du chef-d’œuvre…

Bon, enfin… je ne vais pas reprendre la démonstration.

 

3 février 2020

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