Carnet de bal

Perplexité.

Ceux qui ont coutume de me lire savent que je nourris un goût affirmé pour le cinéma de Julien Duvivier et que, sans méconnaître qu’il a réalisé quelques mauvais films, surtout à la fin de sa carrière, après Marie-Octobre, il présente une des filmographies les plus constamment remarquables du cinéma français. Et cela notamment dans la période 35-39, entre La bandera et La fin du jour.

Carnet de bal est de cette période enchantée, et arrive juste après La belle équipe et Pépé le Moko ; pour ne plus l’avoir revu depuis une bonne dizaine d’années, j’avais sans doute un peu tendance à le surévaluer. Mon 4 est néanmoins sévère, et ne s’exerce que dans le cadre interne, si je puis dire, de l’œuvre du réalisateur.

Et puis, d’ailleurs, c’est un film à sketches, avec les embûches que l’on connaît à ce genre particulier : un fil directeur, quelquefois un peu artificiel, donne l’occasion de présenter des numéros d’acteurs et le cas échéant de dégager une morale de l’histoire. Voilà qui peut donner des trucs très réussis, comme La ronde de Max Ophuls, mais qui souvent aboutit à de sévères ratages comme, par exemple Le diable et les dix commandements du même Duvivier.

Mais dans tous les cas, il me semble, le film présente des temps forts qui font ressortir, parallèlement, des faiblesses du fait de l’inconsistance d’un acteur, de celle d’une des anecdotes ou, plus subtilement, d’un décalage malencontreux entre le ton général du récit et une séquence qui, par rapport aux autres, apparaîtra comme incongrue, ou mal liée.

C’est un peu pourquoi je ne suis pas particulièrement à l’aise pour donner une note à Carnet de bal, parce que l’hétérogénéité des histoires est trop prononcée, et engendre du disparate.

carnet12Notons d’abord que Duvivier, d’une façon générale, est un cinéaste très pessimiste, un cinéaste du désenchantement et de l‘amertume, un peu comme Autant-Lara est un cinéaste de l‘aigreur (et Renoir, d’une certaine façon, un cinéaste du bonheur). Cette constante ne l’empêche pas (et n’empêche quiconque) de réaliser des films à contre-talent, si je puis dire (les Don Camillo, La fête à Henriette), mais disons que c’est plutôt dans la déception et l’échec que son talent s’exprime le mieux.

Et ça fonctionne très bien dans les trois premières histoires de Carnet de bal : celle de Georges, qui s’est suicidé pour Christine (Marie Bell) et dont la mère (Françoise Rosay) ne se résout pas à admettre la mort ; celle de Pierre (Louis Jouvet), l’avocat devenu malfrat, qui ne sait plus qu’il a été l’homme dont se souvient Christine ; celle d’Alain (Harry Baur), entré en religion et mort au Monde parce que Christine n’a pas vu son amour.

1240435335Tout ça est très bien, donc – surtout les segments Jouvet et Baur, grâce à un dialogue étincelant d’Henri Jeanson, au côté sombre des trois récits, à la découverte par Christine que la frivolité de sa jeunesse, des seize ans qu’elle avait lors de son premier bal a pu entraîner des drames, à tous les moins des ratages et des chagrins inconsolables.

Et puis ça dérape : on se demande ce que l’enguimauvé Pierre Richard-Willm vient faire en guide de haute montagne ; on admet un instant que ces vues alpines, ce côté presque exotique que pouvaient avoir les sports d’hiver en 1937, constituent une sorte de respiration, après les trois histoires pesantes. Mais on passe en un clin d’œil à une provençalade comme il en existait beaucoup avant-guerre… Raimu y est, comme de juste, excellent et Milly Mathis n’y est pas mauvaise ; mais enfin ce côté tutu-panpan/aïoli/farandole nous emmène dans un complet changement de pied par rapport au début.

61e381f2abc50412199db6e36c601152Puis vient le mélodrame, l’histoire de Thierry, médecin opiomane, rendu aux pires bas-fonds, avorteur clandestin, secoué de paludisme qui vit avec une souillon et la zigouille après que Christine a prudemment pris ses cliques et ses claques. Malgré l’idée intéressante de filmer la séquence de façon un peu oblique, avec une caméra décalée et ivre, comme une image de l’existence poisseuse du toubib, ça ne marche pas ; sans doute en raison de la caricature excessive et de la piètre qualité du jeu du très médiocre Pierre Blanchar, aussi exalté et fulminant qu’un Jean-Louis Barrault, jeu si emphatique qu’il parvient par contagion à rendre mauvaise Sylvie, qui joue la maritorne ramassée du côté de la Cochinchine…

Comme il faut finir, il y a un petit bout de route avec Fernandel, sans queue ni tête, et une morale à deux sous…

Malgré cela, qui n’est pas sans importance, il faut évidemment voir Carnet de bal : au moins pour deux séquences : la grâce infinie des jeunes gens en habit conduisant à la Valse grise les jeunes filles aux fraîches robes ; la Valse grise de Maurice Jaubert, ce très grand compositeur mort au front en 1940, auteur des musiques de L’Atalante, d’Hôtel du Nord, du Jour se lève

Et puis Jouvet disant Verlaine, disant comme personne

Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l’heure passé


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