Cet obscur objet du désir

Trop belle(s) pour toi.

Le dernier film de Luis Bunuel, qui ne mourra pourtant que six ans plus tard, récapitule les habituelles frustrations et les habituels fantasmes hispaniques du réalisateur, tellement bien symbolisés par cette sorte de corset/ceinture de chasteté que porte la belle Conchita pour à la fois exciter et éteindre le désir de Mathieu (Fernando Rey), cet homme qu’elle ne cesse d’attiser et de glacer presque dans le même instant et se dérobant toujours, prenant d’ailleurs deux visages différents (Carole Bouquet/Angela Molina).

Cet obscur objet du désir est l’adaptation très libre d’un sulfureux roman de Pierre Louÿs (sulfureux mais finalement assez sage, bien davantage que d’autres livres de cet érotomane de talent). On compte six ou sept adaptations de La femme et le pantin, les principales étant la version muette de Jean de Baroncelli en 1928, celle de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich en 1935 et celle de Julien Duvivier avec Brigitte Bardot en 1959. C’est dire si le thème de l’absolue fascination d’un homme à bonnes fortunes, d’un hédoniste qui a l’habitude qu’aucune femme ne lui résiste et tombe sur une jeune fille bizarre et entêtante qui se refuse à lui tout en jouant un jeu d’une grande perversité (tout autant que d’une absolue innocence ?) prête à la création romanesque.

Luis Bunuel et son scénariste des dernières années, Jean-Claude Carrière ont violemment accentué ce contraste entre les deux figures de la femme, l’une et l’autre infernales, en divisant le rôle entre deux actrices, dont c’était, pour l’une et l’autre, le premier film. Carole Bouquet incarne une sorte d’austérité distante, finalement assez glacée, sans sensualité perceptible. Angela Molina représente la facilité aguicheuse, un peu allumeuse et cruelle, très charnelle. Les deux faces de la passion que le riche Mathieu Faber (Fernando Rey, donc) éprouve de façon subite dès qu’il rencontre Conchita, hypocritement maquerellée par une mère bigote et rapace, Encarnación (María Asquerino). Il est vrai que les deux actrices sont souveraines de beauté et sont assez complaisamment dévoilées par le réalisateur…

La distance est prise par le parti-pris bunuelien de faire raconter son aventure par Mathieu, en une série de flashbacks, à ses voisins de voyage, dans un compartiment du train qui mène de Séville à Madrid, puis, dans le déroulement du récit d’une grande virtuosité scénaristique, de le faire rejoindre par le temps présent (et même, dans les dernières images, qui ne sont pas les meilleures, de conduire le spectateur après le voyage). Belles bizarreries, au demeurant que ces voisinages : un magistrat parisien (Jacques Debary), une grande bourgeoise (l’extraordinaire Milena Vukotic au visage toujours singulier) et un psychologue curieux (le nain Piéral). Ce faisant, Mathieu semble se moquer un peu de lui-même et par là s’exorciser de la fascination mortifère que Conchita lui fait subir. Mais rien n’est simple et, comme de juste, il sera rattrapé in fine par son obsession.

Il y a assurément un côté infernal dans la résurgence perpétuelle de ce cette diablesse qui disparaît et reparaît continuellement, narquoise et cruelle, où que Mathieu mène ses pas et qui le reprend dès qu’elle le veut. Tout cela sans lui permettre d’aller jusqu’au bout de son désir, lui concédant seulement sa bouche et ses seins. Évidemment, ça ne peut que mal finir ; mais là où l’on aurait plutôt vu le meurtre libérateur et, d’une certaine façon, suicidaire de Conchita par Mathieu, Bunuel bricole une dispersion finale du couple lors d’un attentat aveugle de terroristes (allusion évidente aux bombes libéralement dispensées par l’ETA basque à l’époque du tournage). Ni avec toi, ni sans toi, comme dit l’autre…

N’empêche que, pour un film sur la frustration, c’est un peu frustrant.

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