Chronique d’un été

Comme le temps passe…

On ne peut pas dire, loin de là, que le film soit ennuyeux. Ou, du moins, qu’il m’ait ennuyé. Et pourtant, j’aurais beaucoup de scrupules à en conseiller, ou même à en suggérer la vision, tant cette chronique, qui n’est pas si longue que ça (moins de 90 minutes) peut surprendre, décontenancer et ne paraît pas avoir le moindre rapport avec ce qu’il est convenu d’appeler le cinéma. Et ceci moins pour les techniques de cinéma-vérité (acteurs non professionnels, images captées dans la rue, son direct) que pour les questions et les débats filmés par Jean Rouch sous l’œil vigilant d’Edgar Morin, qui nous ramènent aux antédiluviennes années 60, celles des questions existentielles, de l’engagement politique et – si l’on peut dire – du sens de la vie.

J’ai l’air de me moquer et je me moque un peu, de fait, devant l’extraordinaire et superbe narcissisme d’une petite bande d‘intellectuels de gauche (qu’on pardonne ce pléonasme) lancée dans la France du bel été 1960 à la poursuite d’une interrogation d’autant plus angoissante qu’elle est absolument sans issue, à tout le moins sans réponse : Êtes-vous heureux ? On voit là la hauteur du défi lancé haut et fort et qui commence par une sorte de micro-trottoir où les passants de Billancourt, dont la plupart se hâtent vers les hautes murailles des usines Renault, sont sommés de répondre. Ils s’en sortent tant bien que mal. On se demande alors où Rouch et Morin veulent en venir, au milieu des lieux communs et des propos de bistrots que n’importe qui proférerait dans les mêmes circonstances.

Puis, graduellement, au fur et à mesure que, dans la grande prospérité du miracle économique se dégage l’insatisfaction du pas assez ou du pas assez vite, on en vient au cœur du sujet : l’incommunicabilité totale, irrémédiable et évidente entre les aspirations de ce qui était encore la classe ouvrière et le cénacle réuni autour des cinéastes, qui est composé de jeunes gens de la bonne classe bourgeoise. Mais – la chose ne manque pas de sel – tous ces garçons et ces filles font partie de ce qu’on appellerait aujourd’hui la gauche de la gauche.

Qu’est ce que ça peut bien être, à cette époque là, la gauche de la gauche ? Oh, c’est tout simple : c’est la palanquée de réseaux de soutien au Front de Libération Nationale (FLN) qui milite pour l’indépendance de l’Algérie et qui aide comme elle peut les terroristes en leur fournissant armes et explosifs ou, au minimum, en portant les valises qui les contiennent. Si l’on a un esprit à peu près normalement constitué, on appelle ça des traîtres et on en fait des fournées pour pelotons d’exécution. Mais dans nos démocraties bénignes, on a tout à fait le droit de tirer sur sa Nation.

J’arrête de m’énerver. D’abord parce que ces gens là ont eu l’élémentaire courage de risquer leur peau pour leurs détestables idées. Puis parce que nous sortons du domaine du cinéma qui, seul, devrait ici guider nos jugements. et de ce point de vue, il y a tout de même bien des ratiocinations très narcissiques sur des jeunes gens qui vivent ce qu’ont à peu près vécu et ce que vivront toujours les jeunes gens d’un âge similaire, du type Je ne t’aime plus, alors que toi tu m’aimes encore… ou bien J’ai beaucoup changé depuis que je suis amoureuse….

C’est très bien, très sympathique et chacun se donne un maximum à ce concours de bons sentiments. Et en plus Marceline Loridan traverse la place de la Concorde désertée des mois d’août d’alors et d’autres lieux en parlant de son expérience de la déportation, et Régis Debray, rejeton d’une plus qu’opulente famille bourgeoise appelle à la rébellion avant d’intégrer en cacique (c’est-à-dire en major) l’École normale supérieure. Tout ce petit monde est ravi de lui-même ; c’est normal : il fait partie du Camp du Bien dont Philippe Muray a dit la bonne conscience.

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