Dracula

Nuit noire

Je suppose que tout le monde connaît la trame du roman de Bram Stoker, n’est-ce-pas ? La lutte acharnée et finalement victorieuse – mais non sans drames ni pertes – d’un groupe d’amis courageux contre le Mal incarné, la Créature de grande ancienneté, de grande intelligence, de grande cruauté surgie plusieurs siècles auparavant des forêts sombres de Transylvanie. La Créature qui a décidé d’établir son règne de mort dans Londres de la fin du 19ème siècle.

Le cinéma a donné du mythe, qui est parmi les plus effrayants, les plus glaçants qui se puissent, des interprétations innombrables.

Parmi les plus réussies, certaines s’appuient sur le caractère monstrueux, hideux, du comte-vampire (Nosferatu de Murnau – 1925 – et Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog – 1979), d’autres sur sa distinction et son magnétisme (Le cauchemar de Dracula de Terence Fisher – 1958, Les nuits de Dracula de Jésus Franco – 1970). Une tendance récente et, à mon avis, tout à fait à contre-sens du mythe, en fait une malheureuse victime révoltée contre une fatalité qui le frappe (Dracula de Francis Ford Coppola – 1992).

Il est toujours bon de revenir aux origines, à la matrice, c’est-à-dire au long roman (près de 500 pages) publié par Bram Stoker en 1897.

Au fait, combien de fois ai-je lu le roman depuis que sa première traduction française (pour les éditions Marabout) est parue en 1963 ? Dans celle-ci et dans d’autres (pour les éditions Opta) cinq ou six fois au moins. Et une nouvelle traduction, d’une grande élégance vient de paraître dans le beau volume de La Pléiade consacré aux Récits vampiriques, dont Dracula est évidemment la poutre maîtresse.

Qu’est-ce que ça signifie ? Tout simplement qu’un grand livre, qu’un chef-d’œuvre, fût-il empli de péripéties terrifiantes et de longs moments de suspense peut être lu et relu maintes fois, alors même qu’on en connaît le dénouement et même tous le déroulement et tous les épisodes.

Car ce qui est le plus nécessaire, dans le roman comme au cinéma, c’est le rythme, la capacité de l’auteur à ne jamais laisser retomber l’attention du lecteur, à toujours susciter en lui l’envie irrépressible de tourner la page, d’aller plus loin, de ne pas être rassasié.

Stoker compose Dracula avec un art très sûr ; d’abord il fait appel à tout un évantail de techniques narratives, collant, si l’on peut dire de nombreux modes d’expression : journaux intimes où sont relatées avec exactitude des situations et des conversations, mais aussi lettres échangées entre les personnages, coupures de presse, reproduction de télégrammes et tout cela avec la grande variété des tons employés : épanchements et interrogations intimes, relation administrative, récit brut d’un journaliste…

De ce fait, grâce au grand nombre des procédés et des tons, grâce aussi à un savant montage chronologique qui permet au lecteur omniscient d’avoir l’œil continuellement aiguillé vers les épisodes significatifs, décisifs, l’attention ne se relâche pas une minute.

Et puis Stoker montre une grande habileté dans la montée des tensions : prenons l’exemple des premiers chapitres où Jonathan Harker, jeune clerc d’avoué, fiancé à Mina Murray, est envoyé par son étude aux confins de l’Europe pour régler l’acquisition par l’obscur Comte Dracula d’une propriété à Londres.

Les débuts de son journal intime sont d’un parfait prosaïsme : étonnement d’un jeune Britannique qui est intimement persuadé que la barbarie, la crasse et la mauvaise éducation commencent dès l’autre côté du Channel, observations surprises, et, ici et là, notes pittoresques sur la cuisine qui lui est servie (avec la note : il faudra que je relève la recette pour Mina). Et au fur et à mesure que le malaise, puis l’inquiétude, puis la terreur s’emparent de lui une écriture de plus en plus précipitée et captivante.

Même gradation dans l’inquiétude lors de la rédaction des journaux intimes croisés de Mina Murray (qui deviendra Mina Harker) et de son amie intime Lucy Westenra, future victime du vampire : singularité, malaise, angoisse… stupéfaction puis découverte.

Au fur et à mesure que le récit progresse et que la traque du monstre se précise, le halètement, la scansion, le rythme s’accélèrent. C’est extrêmement bien conçu, avec des ruptures de ton, des moments plus paisibles et des pages très violentes.

Stoker a fixé, formalisé, défini les règles de la mythologie vampirique ; mais bien davantage il a écrit un livre dont les personnages ont de l’épaisseur, les péripéties de la vraisemblance, les complexités de la pertinence. J’envie ceux qui vont le découvrir. Comme je le ferai la prochaine fois que je le relirai.

 

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