Gasherbrum, la montagne lumineuse

Conquérants de l’inutile.

Ce que filme Werner Herzog dans les trois documentaires qui ont fait l’objet d’une bonne édition DVD, ce n’est jamais le Comment ? (ça, c’est réservé aux beaux films esthétisants des chaînes spécialisées), mais toujours le Pourquoi ?. Il ne se demande pas dans La grande extase du sculpteur sur bois Steiner comment on peut, à skis, sauter aussi loin à partir d’un tremplin bizarrement incurvé mais pourquoi un type un peu taciturne et réservé décide un jour d’imiter un oiseau. Non plus, dans La Soufrière, comment un volcan caraïbe toujours en activité paresseuse va – ou non – exploser et répandre le désastre, mais pourquoi des hommes ont décidé (ou plutôt ont accepté) de demeurer sur ses pentes au péril possible de leur vie. Et pas davantage comment, dans Gasherbrum, la montagne lumineuse, comment on s’y prend pour réaliser le singulier exploit d’escalader deux sommets sauvages de l’Himalaya sans assistance et sans oxygène, mais bien pourquoi un alpiniste italien parmi les plus réputés et les plus expérimentés du monde vit dans la seule optique de réaliser des exploits inédits et de se mettre en danger de mort à chacune de ses courses.

Les conquérants de l’inutile, beau titre d’un ouvrage qui fut célèbre d’un grand alpiniste français, Lionel Terray, conquérant de la face nord des Grandes Jorasses et de l’Annapurna donne toute la mesure de cette démarche incompréhensible pour la plupart (je fais partie de cette plupart, me dépêchè-je vite de préciser). Goût de la marginalité, que ne conteste pas du tout Reinhold Messner, absolument conscient que sa détermination ne peut s’expliquer ni par l’avidité de gagner de l’argent, ni par la fierté d’être distingué comme le premier à accomplir ce que d’autres n’ont pas tenté ou pas réussi, ni même, comme lui demande Werner Herzog par une sorte de fascination suicidaire, pulsion de mort qui l’habite, bien sûr, mais qui ne le résume pas.

Absolus mystères de ce qui jette les hommes sur les routes de la découverte et de l’inédit ; comment comprendre ça, comment en saisir les raisons, les cheminements, les contradictions ? Est-ce tout à fait de la même nature que ce sentiment qui a poussé l’homme occidental sur les routes du monde pour aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte ? Je n’en sais rien, d’autant moins que s’il n’y avait eu, à l’origine, ab initio, que des gens comme moi pour s’aventurer hors des gorges d’Olduvai, il y a lieu de parier que l’Humanité serait encore confinée dans le Rift africain…

Au fait Werner Herzog a beau dire, dans le courant du film ou dans un des suppléments du DVD, je ne sais plus, que le but de ce qu’il filme n’est pas de réaliser de belles images, il ne peut s’empêcher d’en capter de très réussies. Il m’a d’ailleurs semblé qu’il y avait une grande parenté, qui n’est sans doute pas due au hasard entre une des plus impressionnantes séquences de son Nosferatu, celle où Jonathan Harker (Bruno Ganz) quitte le village apeuré pour gagner le domaine du Monstre : dans l’un et l’autre film les architectures musicales troublantes de Popol Vuh (suivies dans le long métrage par le prélude de L’Or du Rhin de Richard Wagner) accompagnent la vision des pics déchiquetés qu’envahissent de lourds nuages ; et dans l’un et l’autre aussi, au milieu des entrelacs chaotiques des rochers bouillonnent de noirs torrents : c’est en tout cas très fort, très porteur de sens comme on dit en jargon et ça montre mieux que quoi que ce soit l’extrême fragilité humaine tout autant que la faculté de l’Homme d’aller au delà de cette fragilité.

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