Jeanne Dielmann, 23 quai du Commerce Bruxelles

Elle ne rit pas, ni ne rêve, ni ne pense,

Elle fait ce qu’elle doit

Il m’arrive, il m’arrive assez souvent même de regarder un film dont je crois savoir d’emblée qu’il n’aura rien pour me plaire : un western, un film japonais, un film expérimental ; quelquefois ce forçage de ma nature n’est pas tout à fait dénué d’intérêt ; en tout cas peut entrer dans ma nomenclature des films que je ne suis pas mécontent d’avoir vu mais que je n’ai aucune intention de revoir jamais. Curieuse sensation et, pour Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, au titre aussi long que sa durée (3h14), une forme d’hypnose d’autant plus gênante qu’elle survient sur des images qui ne présentent aucune histoire et qui dévident sans complaisance une existence absolument terne.

J’ai bien compris, je crois avoir bien compris que Chantal Akerman, qui multiplie les plans d’une infinie longueur, filmés frontalement, sans aucun mouvement de caméra, veut ainsi représenter la grisaille de la vie de Jeanne (Delphine Seyrig), jeune veuve encore très belle, qui a un taciturne garçon de 16 ans, qui accomplit mécaniquement les gestes d’une mère et d’une ménagère accomplie. Il y a presque de l’acharnement, de la part de la réalisatrice, à montrer la répétitivité de ces gestes. Toute sa journée est marquée, est fondée, sur des normes, des habitudes, des routines qu’on devine exécutées depuis de longues années. Et on imagine bien, d’ailleurs, que depuis longtemps, lors même que son mari n’était pas mort et peut-être auparavant, quand elle était petite fille ou jeune fille Jeanne avait ce comportement sage, rangé, parcimonieux, convenable.

La merveilleuse, diaphane, lumineuse, exaspérante (par ses choix éthiques et politiques) Delphine Seyrig n’a pas été qu’une actrice bouleversante. Usant de temps à autre de sa voix de soie, elle a aussi chanté ; notamment cette chanson, dont les paroles ont été écrites par Jean-Claude Carrière qui s’appelle Une fourmi et moi. un peu trop longue pour que je cite en entier ses paroles ; mais voici le premier couplet :

Je ne fais pas une grande différence
Entre une fourmi et moi
Elle va, elle vient et puis recommence
C’est pareil à chaque fois
Toute l’année, son fourbi, sa pitance
Elle va, elle vient, elle travaille en silence
Elle ne fume, ni ne boit
Parcimonie, propreté, prévoyance
Probablement, elle me trouve immense
À supposer qu’elle me voie

On ne peut pas ne pas relier l’existence de Jeanne Dielman et ces paroles ; simplement n’y est pas dit que Jeanne reçoit, chaque après-midi, sur sa courtepointe, dont elle préserve la propreté par une serviette de toilette, des amants de passage, qui lui permettent de vivre dans une petite aisance. Après quoi elle lave soigneusement la serviette et prend un bain où elle peut longuement laver les souillures infligées par le mâle.

Ce serait sûrement trop vite aller que de relier ce fourbi terne et les revendications féministes aujourd’hui à la mode, même si Chantal Akerman est, bien entendu de cette obédience. Ce serait trop vite aller que de faire remarquer que la réalisatrice, atteinte de troubles maniaco-dépressifs s’est suicidée en 2015, alors qu’elle avait 65 ans. Je ne sais pas trop où l’on peut placer les curseurs et prétendre éclairer un film par une idéologie ou par une faille intime. N’empêche que la lourdeur pesante d’ennui qui suinte du film et qui – j’y reviens – finit par fasciner le spectateur parvenu à résister au filmage d’une insignifiance ne manque pas de qualité.

Il ne se passe absolument rien dans Jeanne Dielman : répétitivité maniaque des gestes ménagers ; parcimonie des heures grises passées à attendre la fin du jour ; médiocrité fascinante d’une femme encore (très) belle mais qui n’a jamais aimé plaire et qui ne couche avec des clients d’habitude que parce que c’est là un moyen commode et rapide d’avoir de l’argent.

Seulement, ça dure 3h et quart ; et le dernier plan, fixe et tragique, 7 minutes ; on me dira que seule la distorsion infinie de la durée peut faire sentir l’épuisement minable des jours. Oui, peut-être, pourquoi pas ? Je n’ai rien ni pour, ni contre ; je ne regrette pas d’avoir regardé. Mais dire que je reverrais avec plaisir est une autre histoire.

 

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