La cérémonie

Infernales.

Je suis assez surpris qu’on puisse considérer La cérémonie comme une nouvelle charge contre la bourgeoisie de province, que Claude Chabrol n’a cessé toute sa carrière de vilipender. On peut bien faire des yeux ronds et faire mine de s’étonner que la bonne à tout faire Sophie (Sandrine Bonnaire) couche dans une chambre de bonne, qui n’est évidemment pas la chambre des maîtres et qu’elle effectue le travail pour quoi elle est payée. On peut bien jouer à l’exégèse marxisante et gloser à l’envi sur le thème de la vengeance de classe infligée aux patrons par les prolétaires humiliés. mais en fin de compte, le sujet du film, c’est bien l’assassinat d’une famille harmonieuse et intelligente perpétré par deux cinglées.

  Et de fait, il y avait bien longtemps que je n’avais pris autant de plaisir à regarder un Chabrol tant j’étais lassé par sa perpétuelle aversion pour une classe sociale dont il est issu et qui n’a ni plus ni moins de valeur morale intrinsèque que la paysannerie, le prolétariat ouvrier ou l’aristocratie. Et voilà que pour une fois, il s’empare d’une histoire pesante, glaciale, hystérique et en tire un film de qualité. Que le roman de Ruth Rendell ait été vaguement inspiré de la véridique sauvagerie du meurtre des sœurs Christine et Léa Papin qui en 1933 zigouillèrent dans d’abominables conditions leurs patronnes est une chose ; mais il vaut mieux regarder, de ce point de vue, Les abysses de Nikos Papatakis (1963) et surtout Les blessures assassines de Jean-Pierre Denis (2000). La belle idée du roman (peut-être) et du film (sûrement) est de montrer les deux criminelles dans la zone angoissante de leur folie.

Sophie (Sandrine Bonnaire) est analphabète, pour des raisons qu’on ne connaîtra pas mais elle est assez intelligente pour avoir développé des conduites d’évitement, de substitution, assez habiles pour que l’on ne se soit pas aperçu de ses carences. Jeanne (Isabelle Huppert) est une sorte de petite vipère vicieuse, emplie de haine et de rage. Et surtout les deux femmes partagent ce qui n’est même pas un secret, ni une rumeur, mais un doute qui leur a profité : Jeanne a tué sa fille, qui n’avait pas 4 ans, en l’envoyant s’assommer et se brûler contre un poêle. Sophie a incendié la maison où elle vivait avec son père qui en est mort.

On n’a rien pu prouver. Dans l’aveu que se font les deux femmes, il y a un moment cinématographique absolument glaçant.

En face de ces deux psychotiques, une famille de qualité. Recomposée, certes, comme on dit aujourd’hui, mais harmonieuse, aimante, bienveillante. Belle maison, beaux loisirs, belles attirances pour les livres et la musique. Trop parfaite, d’ailleurs, sans doute. Georges Lelièvre (Jean-Pierre Cassel), industriel de conserverie, père de la ravissante Melinda (Virginie Ledoyen) est le mari de la galeriste Catherine (Jacqueline Bisset), qui est la mère de Gilles (Valentin Merlet). Qu’est-ce qu’on peut leur reprocher ? D’avoir de l’argent ? D’aimer l’opéra ? De vivre une vie paisible et confortable ? D’avoir assez d’argent pour employer du personnel de service ? On ne voit pas trop.

Sauf à vouloir plaider pour une remise en cause totale de la société et de ses disparités on se retrouve en face d’une histoire de haine et de jalousie, de frustration et de hontes. C’est-à-dire, d’une façon générale, au milieu de ce qui fait la trame de la vie quotidienne. Sauf qu’on ne rencontre pas tous les jours des psychotiques qui accumulent pendant des années des rancœurs inexpiables. De la même façon que les sœurs Papin étaient, de leur propre aveu bien payées et bien traitées par leurs maîtres, Sophie n’a pas de raison de s’insurger contre la famille qui l’emploie.

C’est peut-être bien cela qui pose la question : les deux tueuses rendent le mal pour le bien ; elles intériorisent leur infériorité sociale, culturelle et  – surtout – humaine, leur absence de toute empathie, de toute humanité en tranchant – et de quelle manière ! – ce genre de nœud gordien : l’exemple du bonheur de la famille leur est littéralement insupportable.

Disons un mot très élogieux sur la distribution du film. Il n’y a pas à douter que Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert sont les deux plus grandes actrices actuelles ; que Jacqueline Bisset et Virginie Ledoyen sont très belles et que Jean-Pierre Cassel aurait dû faire une bien plus grande carrière. On peut regretter un peu le moralisme de la fin, la mort accidentelle de Sophie et l’artifice ridicule de l’enregistrement de la tuerie qui permettra d’appréhender Jeanne. Mais c’est vigoureusement intéressant.

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