La conférence

Guide du protocole et des usages.

Glaçant. Et très convaincant. Très vraisemblable, et même très exact, réalisé d’après le compte-rendu officiel d’Adolf Eichmann. Relation de cette réunion de début 1942 où dans une élégante villa du quartier de Wannsee, près de Berlin, l’administration allemande est réunie pour régler les détails d’une solution finale dont aucun des assistants ne conteste ni la nécessité, ni l’intérêt, mais dont la gestion pose de réelles questions administratives et logistiques.. Et surtout dont la mise en œuvre entraine des bisbilles entre les différentes administrations concernées. Glaçant, disais-je parce que ça permet de constater la soumission de l’Homme à un cheminement d’autorité, même obscène ou scandaleux. Il y a une quantité de films qui montrent cette sorte d’obéissance et l’adhésion de tous à des épouvantes qui paraissent, lorsqu’elles sont partagées par tous, tout à fait admissibles.

Donc à Wannsee sont réunis les principaux protagonistes de l’extermination des Juifs sous la direction de Reinhardt Heydrich (Philipp Hochmair), adjoint direct d’Heinrich Himmler, et gouverneur du Reich en Bohême-Moravie. Autour de lui, qui est un des espoirs du régime allemand et qui disparaîtra lors d’un attentat, quelques mois après Wannsee, sont assemblés hauts fonctionnaires, officiers zélés, juristes, diplomates qui ont été conviés pour que l’entreprise d’extermination, qui ne marche pas trop bien, devienne désormais plus efficace.

Parce qu’Adolf Hitler s’énerve un peu et a demandé à Heydrich de faire progresser la machine, alourdie par un tas de problèmes qui en paralysent le fonctionnement. Car chacun des intervenants a sa propre vision des choses, sa propre manière de travailler, chacun défend son pré-carré, qu’il soit administratif (les différents ministères) ou géographique ; ainsi, sur ce dernier point le Dr Josef Bühler (Sascha Nathan), secrétaire d’État dans le gouvernement général de Pologne se débat comme un beau diable parce qu’il est question de transférer tous les Juifs capables d’être raflés un peu partout et de les entasser sur son gouvernorat, qui en compte déjà beaucoup trop. Ainsi chacun se demande comment les prérogatives de son département ministériel seront sauvegardées, comment il pourra faire pour que personne n’empiète sur son champ de compétence.

C’est glaçant, parce qu’il s’agit là de la solution finale, de l’extermination totale et définitive du peuple juif (fût-ce à l’aide de stérilisation, pour les enfants de Juifs qui ont combattu avec courage dans l’Armée lors de la Grande guerre) dans un pays que l’on pense civilisé.

C’est glaçant et ce qui rend les choses plus glaçantes encore, c’est le caractère tout à fait réaliste des conversations et prises de position lors de la réunion.

En assistant, fasciné, aux débats, je revivais, d’une certaine façon, ce que j’ai vécu pendant plusieurs années de ma vie professionnelle. J’ai assisté ou participé à un très grand nombre de réunions techniques, souvent discrètement, d’autres fois de manière plus exposée ; sous la présidence d’un ministre, de secrétaires généraux de ministères, du secrétaire général du Gouvernement, d’un Conseiller technique de haut niveau (Mme Élisabeth Borne, par exemple).

Naturellement les sujets évoqués n’ont jamais été du niveau de ceux évoqués à Wannsee, touchant plutôt – je cite au hasard – la suppression de la carte professionnelle des coiffeurs ou l’immatriculation des cyclomoteurs de moins de 50 cm3. Eh bien, qu’on me croie ou non, j’ai retrouvé dans la mécanique de Wannsee les mêmes guerres de territoire, les mêmes objections matérielles, les mêmes calculs arithmétiques, la même prééminence dans la direction des débats de ceux qui connaissent à fond leur dossier. Ainsi dans le film Adolf Eichmann (Johannes Allmayer) qui a vraiment pioché les choses à fond.

Et à la fin, les hommes se séparent ; l’un répond négativement à une invitation de bavarder encore un peu en disant qu’il a encore une réunion sur la réorganisation de la Poste ; deux autres se disent qu’ils vont aller passer la soirée en bonne compagnie dans un cabaret de Berlin. Rien de plus vrai.

Vient d’être décidée la soumission totale de l’appareil d’État allemand à la Sipo sous les ordres d’Heinrich Himmler, dont Heydrich est l’adjoint direct et la construction des chambres à gaz à haut débit à Auschwitz, Sobibor, Treblinka, Belzec, Chelmno, Majdanek ; parce que l’assassinat par balles est trop lent et consomme trop de cartouches.

C’est ainsi que les hommes vivent.

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