La fille aux yeux d’or

Les brunes comptent pas pour des prunes.

Je gage que si Jean-Gabriel Albicocco, au lieu de vouloir l’adapter au XXème siècle, avait conservé à La fille aux yeux d’or le parfum de son époque originelle, c’est-à-dire de la Restauration, il aurait pu parfaitement réussir ce qui était alors son premier film et donner une interprétation assez fascinante du court roman d’Honoré de Balzac, troisième volet, après Ferragus et La duchesse de Langeais de l’étrange Histoire des Treize. Treize amis unis par une sorte de pacte inébranlable, une société secrète vouée à l’accomplissement de tous les désirs de ses membres, au dessus des lois et de toute morale.

Que ce soit parce que la reconstitution de l’époque aurait été trop difficile ou trop onéreuse ou, plus probablement parce que le réalisateur souhaitait mettre au goût du jour une histoire qu’il estimait de portée éternelle, l’intrigue a donc été rapportée à l’époque contemporaine de sa réalisation. Et de façon si maladroite que les qualités de la réalisation, de la mise en images disparaissent devant les invraisemblances du sujet.

Si, aux temps que décrit Balzac, il n’était pas impossible de demeurer ancré sur les conventions amoureuses des siècles précédents, où les filles nubiles étaient sévèrement protégées de la convoitise des mâles par la claustration ou la surveillance de duègnes revêches, les mêmes dispositions apparaissent absurdes au milieu du siècle suivant. Jadis l’héroïne pouvait tomber amoureuse du bel inconnu aperçu au détour d’une promenade au Bois ou lors du sermon d’un prédicateur éminent, nourrir pour lui des sentiments intenses, lui faire passer subrepticement un billet doux et espérer que l’heureux élu, le cœur enflammé, se livrerait à mille folies et affronterait mille dangers pour parvenir jusqu’à elle. C’est la matière d’une foule de romans et de comédies des époques romanesques.

Albicocco ne parvient évidemment pas à se débarrasser de cette incohérence. Il présente les Treize, qui, dans Balzac sont presque des suppôts de Satan, prêts à tout pour vivre sans limites et sans barrières, comme une sorte de joyeuse bande de galopins voués aux belles déconnades de la jeunesse et surtout à procurer à Henri (de) Marsay (Paul Guers) qui apparaît comme leur chef (alors qu’il n’est que l’un des Treize) la plus grande quantité de chair fraîche ; c’est assez piteux et on pourrait se croire quelquefois au milieu des canulars des Copains de Jules Romains (et d’Yves Robert), humour normalien en moins.

De façon tout à fait incongrue survient, au milieu des conquêtes féminines collectionnées par Marsay (au rang desquelles figure la toute jeune Françoise Dorléac, en mannequin glapissant) une étrange demoiselle (Marie Laforêt), qui sort d’on ne sait où et qui, on ne sait pourquoi ni comment, est tombée amoureuse du chef des Dévorants. Les deux jeunes gens vont se trouver, se joindre et se rejoindre et s’aimer sans que Marsay puisse connaître le secret de son amoureuse, entretenue par une mystérieuse créature.

Inutile de conserver un secret que chacun connaît : la créature est une femme, Eléonore San Réal (Françoise Prévost) qui, dans le film, est une chère et ancienne amie de Marsay, associée de son entreprise de couture. Tout cela est bel et bon : une histoire d’homosexualité féminine aussi explicite, que ce soit sous Louis XVIII ou Charles de Gaulle, c’était assez hardi et – pourquoi pas ? – intéressant. Mais la racine même du propos – qu’un homme et une femme se disputent une gazelle effarouchée – disparaît sous l’apprêt de la transposition.

Disons d’abord ce qui est bien, voire très bien dans La fille aux yeux d’or et qui n’est pas considérable : l’extrême attention donnée à la lumière (de Quinto Albicocco, père du réalisateur) et la sophistication élégante des images, des superbes prises de vue, des angles inattendus ; esthétiquement, c’est vraiment très réussi. Mais le reste ! La musique à la guitare de Narciso Yepes est d’une lourdeur atterrante, les dialogues d’une fausseté affligeante et les acteurs ne sont pas dirigés ; seule Françoise Prévost tire à peu près son épingle du jeu, mais Paul Guers se caricature et Marie Laforêt compose une des plus belles têtes à claques qu’on puisse imaginer.

Raillé par la critique (avant d’obtenir pourtant un Lion d’argent à la Biennale de Venise), La fille aux yeux d’or a bénéficié pendant longtemps d’une certaine réputation. Est-ce dû à son parfum lesbien trouble ou à son titre magnifique ? Voilà que les faux-semblants s’effondrent et que la réalité se révèle. Dans sa nudité.

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