L’Anglaise et le Duc

Voici le temps des assassins.

Né en 1920, Éric Rohmer avait donc 81 ans lorsqu’il a réalisé L’Anglaise et le Duc en 2001, c’est-à-dire un film dont une partie importante comporte des décors numériques, sans doute volontairement naïfs (un peu comme des images d’Épinal), dont les acteurs essentiels sont – l’Anglaise, Lucy Russell– une parfaite inconnue – et le Duc, Jean-Claude Dreyfus – un acteur de second rôle et qui tient sur la sacro-sainte Révolution française des propos agressifs et délicieusement iconoclastes pour ceux qui pensent comme moi que c’est vraiment la période la plus sombre de notre Histoire. Il est vrai que Rohmer n’a jamais fait du cinéma comme tout le monde et qu’il s’est même permis des audaces assez étranges, qui ne sont pas toujours réussies, d’ailleurs, comme Perceval le Gallois en 1978 ou Les amours d’Astrée et de Céladon tourné alors qu’il avait 87 ans (!) en 2007.

C’est que l’auteur, bien qu’il ait raté l’entrée à Normale supérieure, puis l’agrégation de Lettres était certainement un des cinéastes les plus frottés de culture classique et ne prenait jamais les spectateurs pour des mangeurs de pop-corn décérébrés. Je conçois bien sûr qu’on puisse être irrité ou indifférent par ses films d’amour et de hasard, ses marivaudages et ses raffinements, mais on ne peut lui méconnaître une place tout à fait à part dans le paysage.

Rohmer adapte les mémoires de Grace Elliott, ancienne maîtresse et toujours amie de Philipe d’Orléans – Philippe Égalité -, arrière petit-fils du Régent (Que la fête commence) et père du Roi des Français Louis-Philippe. Grace s’est établie depuis quelques années à Paris où elle partage son séjour entre sa maison de la rue de Miromesnil, à proximité des Champs-Élysées et sa propriété de Meudon. Elle n’est pas hostile aux premières manifestations de la révolution, comme beaucoup d’esprits éclairés qui voulaient y voir notamment l’accomplissement des réformes fiscales de Louis XV et de son ministre Maupéou, sottement remisées lors de l’accession au Trône de Louis XVI en 1774. Mais, comme à peu près tout le monde, elle voue à la personne du Roi et de la Reine à la fois respect et affection.

Tout cela dure à peu près jusqu’à la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Et tout commence à se dégrader d’une façon de plus en plus irréversible jusqu’à aboutir en quelques mois à l’horreur des dénonciations, des visites domiciliaires, des procès faits sans raison, de la Loi des suspects… Enfin à une ambiance qui fait irrésistiblement songer, en pire, à celle qui devait régner en Union soviétique lors des Procès de Moscou entre 1936 et 1938. Pour qui voudrait me chercher des noises, je dis évidemment que ce qui s’est passé en Allemagne entre 1933 et 1945 n’était pas plus glorieux : mais les massacres n’étaient pas commis au nom de valeurs démocratiques.

Le film de Rohmer est, comme toujours, une merveille d’intelligence et de distinction ; on peut le juger toutefois un peu froid, peut-être à cause du parti-pris esthétique, des décors numérisés, du refus de montrer les flots de sang qui jaillissent place de la Concorde par l’action du rasoir national, comme on appelait élégamment la guillotine. Et pourtant on sent parfaitement la tension monter dès que la fureur populacière augmente. Massacre des Suisses aux Tuileries, en août 1792, massacres de septembre contre les prêtres quelques semaines plus tard, procès et mort du Roi, avec le vote inimaginable de son cousin Égalité, puis le déferlement de l’arbitraire qui ne prendra fin qu’après la chute et l’exécution de Robespierre le 28 juillet 1794 (date qu’on devrait célébrer dans les écoles).

Par rapport aux films à vocation historique (par exemple l’excellente et démythifiante Révolution française de Robert Enrico et Richard T. Heffron, L’Anglaise et le Duc présente le grand intérêt d’offrir un tableau très vivant de ce que pouvait être la vie quotidienne à Paris durant la période, celle, il est vrai d’aristocrates fortunés ; ceux qui, souvent, ont joué et qui s’aperçoivent qu’ils vont perdre. Vous croyez mener la Révolution et c’est elle qui vous mène, dit l’Anglaise au Duc qui ne peut que lui répondre Je suis dans le torrent et il m’emporte irrésistiblement.

Saluons la performance exceptionnelle de Jean-Claude Dreyfus, souvent vu en gugusse talentueux mais assez veule, et qui met énormément de profondeur à interpréter Philippe d’Orléans. Et regrettons que Lucy Russell n’ait pas eu la carrière que son talent lui aurait permis d’avoir (je n’ai trouvé sa trace que dans Angel de François Ozon).

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