L’arnaqueur

18455729L’eau grise.

L’eau grise, insidieuse, calme et inarrêtable qui monte sans discontinuer. Qui ne laisse pas la moindre espérance. Un désastre, en fin de compte. Bien pire, en fin de compte que dans L’homme au bras d’or, film sur la dépendance à la drogue et sur le talent pour le poker. Car L’arnaqueur n’est pas un film sur le jeu de billard, malgré ses regards presque documentaires sur ces salles sombres, enfumées, alcoolisées où se jouent des paris de plusieurs milliers de dollars au cours de parties qui durent des journées entières.

Mais ce n’est pas le sujet du film, c’en est simplement le décor : Eddie Felson (Paul Newman, tout à fait remarquable), séduisant, insolent, conscient de son talent inné, au début du film, s’affaisse graduellement, et au fur et à mesure qu’il progresse dans son enfer, qu’il erre sans savoir où il va, pris entre une histoire amoureuse incertaine, des relations bizarrement filiales avec les types qui le manipulent, Charlie (Myron McCormick), puis Bert Gordon (George C. Scott) et le sentiment qu’il ne peut pas tirer grand chose de ses dons. L’accablement renouvelé de ses échecs se traduit par le constat accablant et mortifiant : il a fallu que je fasse mon malin ! (c’est-à-dire qu’ayant les victoires et les gains en main, il a voulu pousser son avantage jusqu’au déraisonnable).

cestquoipaulnewmanGris et noirâtre, comme cette hideuse ville de Pittsburgh, alors capitale de la sidérurgie, ville dure au mal et âpre au gain, miroir aux alouettes de dupes et de pigeons, place forte d’escrocs et de profiteurs. Qu’Eddie Felson soit venu s’y engluer pour s’y mesurer à Minnesota Cats (Jackie Gleason), on le comprend bien.

On se demande davantage pourquoi y a échoué Sarah Packard (Piper Laurie), alcoolique et désillusionnée, qui va l’accompagner tant qu’elle le pourra, sans espérance et longtemps sans défaillance. Elle qui dénonce le monde où elle vit avec Eddie sa pauvre histoire condamnée et ceux qui l’entourent, en les jaugeant : pervers, sournois et estropiés, qu’elle écrit ensuite au rouge à lèvres sur la glace de la salle de bains avant de se suicider. Piper Laurie, que je crois n’avoir jamais vue auparavant sinon dans le rôle de la mère exaltée fanatique de Carrie de Brian De Palma ; il est vrai que, selon sa filmographie, quinze ans sans aucun tournage se sont écoulés entre les deux films (1961 et 1976) ; mariage ? enfants ? retrait de la vie publique ? Wikipédia ne le dit pas. Mais cette interruption est bien regrettable parce que l’actrice, au physique assez banal, m’a paru excellente de sensibilité et d’intelligence. En tout cas les scènes de rencontre avec Eddie, dans des bars glauques, à la sale lumière du néon, sont remarquables et impeccablement dialoguées.

Paul Newman, Piper Laurie

Paul Newman, Piper Laurie

La musique jazzy est excellente, à la fois très présente et discrète, les seconds rôles très bien distribués, la photographie en Noir et Blanc porte à merveille les ambiances lourdes, poisseuses des salles de jeu. Et on comprend fort bien que Robert Rossen ait dirigé son film en prenant le temps, en faisant durer les séquences, sans doute pour mieux montrer l’affaissement, l’enfouissement, l’enlisement. Je ne sais pas si Eddie s’en sort vraiment à la fin. À mon avis, sa vie ne va pas s’arranger.

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