Le bateau à soupe

Chronique d’un désastre annoncé.
Voilà, malgré son titre médiocre, un excellent mélodrame rude qui, en plus, a le bon esprit de se terminer très mal sur la mort, l’indifférence et l’amertume. Voilà qui change des habituelles conclusions mielleuses, douceâtres et invraisemblables : il y a des moments où la logique d’un récit, ses développements, les caractères et les comportements des personnages, leurs histoires personnelles ne peuvent que conduire aux catastrophes. On sent d’emblée que, telle qu’elle est engagée, l’histoire ne peut que mal aboutir, d’autant qu’elle se passe dans le rude milieu de la marine à voiles, à la fin du 19ème siècle, sur un bateau où le capitaine est seul maître après Dieu.

Le capitaine Hervé (Charles Vanel) est un excellent marin, rigoureux, précis, scrupuleux ; les armateurs qui le chargent de transporter aux Antilles des marchandises à partir de Nantes, son port d’attache, lui font grande confiance. Mais il a du mal à recruter des équipages de qualité, parce qu’il interdit sévèrement l’alcool sur le navire, en connaissant bien les ravages ; c’est pour cela que la Duchesse Anne, qu’il commande, est surnommé le bateau à soupe. Il conserve toutefois avec lui, entre deux périples, une petite équipe de marins qui lui sont attachés. En premier lieu Kerroët (René Génin), le coq à la fois cuisinier, valet de chambre, homme à tout faire qui l’accompagne depuis des années et qui est le seul à pouvoir lui parler avec franchise. Mais aussi Le Hénaff (Alfred Adam), le bosco, le maître d’équipage, qui file doux mais qui n’est pas bien clair. Et quelques autres silhouettes… Et puis un second, le lieutenant Donatien Mahu (Jacques Berthier), issu d’une riche famille nantaise rejoint le bateau pour y prendre de l’expérience. Il est jeune, bien élevé et beau.

Mais pour le prochain voyage prévu, il est bien difficile de compléter l’équipage. Un agent spécialisé dans le recrutement des matelots (Jean Brochard) emmène le capitaine à une fête de quartier, sur une île assez mal famée, de mauvaise réputation, emplie d’ivrognes et de filles légères. Hervé n’est pas ravi de devoir se satisfaire d’hommes de médiocre qualité, mais qu’y faire ? Par hasard, en prospectant dans l’affreuse maison de Vignoboul (Albert Malbert), aussi ivrogne que sa femme (Odette Talazac), il rencontre une des filles de la maisonnée, Marie-Douce (Lucienne Laurence), durement traitée par ses parents, fragile et craintive.

Craignant une nouvelle peignée, Marie-Douce vient furtivement se réfugier sur la Duchesse Anne. Le capitaine Hervé, d’abord furieux, se laisse amadouer, accepte qu’elle passe la nuit sur le bateau, se propose même ensuite de l’envoyer en pension chez les religieuses. Mais il cède à la demande insistante de la jeune fille de voir le soleil et la douceur des Antilles et l’embarque ; c’est alors que son vieux camarade Kerroët (René Génin) lui rappelle que pareille complaisance a, vingt ans auparavant, entraîné une catastrophe.

Mais rien n’y fait ; et on voit bien que le vieux loup de mer est de plus en plus sensible au charme de Marie-Douce. Qui, de son côté est séduite par l’allure, la jeunesse et la distinction du lieutenant Mahu. Donc à partir de là, toutes les vis sont serrées à bloc. D’autant qu’à l’occasion de l’escale aux Antilles, cinq membres de l’équipage sont débauchés par un bateau où l’on peut boire de l’alcool et sont remplacés par cinq voyous, à l’instigation du bosco Le Hénaff (Alfred Adam) qui ne supporte plus la rigueur du capitaine et surtout a envie de sauter la jolie jeune fille. Kerroët a beau avertir le capitaine et même le quitter, rien n’y fait.

Comme Hervé, pour pouvoir revenir plus vite à Nantes, a accepté de prendre en cargaison des bariques de rhum, la logique des événements est en place : équipage de mauvaise qualité, que le bosco alimente en alcool, désillusion du capitaine qui voit que Marie-Douce n’envisage pas un instant de faire sa vie avec lui mais bien plutôt avec le lieutenant Mahu ; et pour couronner le tout, navire encalminé au milieu de l’océan pendant des jours, ce qui attise les rancœurs et les frustrations… Rébellion, mutinerie, meurtres… Puis tempête.

Marie-Douce, violée par les racailles, s’éteint sous les coups et la honte, Mahu s’en va retrouver sa riche famille. Le capitaine reste seul. On ne peut pas dire que. Maurice Gleize ait laissé grande trace dans l’histoire du cinéma ; un de ses films, Le récif de corail interprété pourtant par Jean Gabin et Michèle Morgan est même traité de daube par des plumes autorisées. Et voilà que Le bateau à soupe, spectaculaire et bien rythmé est de qualité ; que de mystères du filmage !

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