Une histoire française
Nourissier, c’était alors un cas un peu à part dans la littérature française : un talent tôt révélé qui, tout en demeurant un des premiers de l’époque, semblait s’être alors assoupi en croulant sous les honneurs. Il sortait périodiquement un livre délicat et agréable, récoltait un succès estimable et mérité mais qui laissait un peu l’impression qu’il se répétait, qu’il se livrait à des variations virtuoses sur des thèmes qu’il avait cent fois explorés : la banlieue d’avant-guerre, la mort du père pendant une séance de cinéma où il l’avait accompagné, la mésentente avec la mère, le malaise de sa génération.
Il n’était rien de plus mais tout de même un écrivain considérable dans le paysage littéraire français :membre de l’Académie Goncourt depuis 1977 (il en sera le président de 1996 à 2002), Grand prix du roman de l’Académie française (1966 – Une histoire française), prix Fémina (1970 – La crève). Un écrivain arrivé, un notable, un redoutable critique littérarire qui fait et défait les réputations. Rien de plus parce qu’il ronronne un peu. On sent qu’il pourrait mieux faire s’il se donnait la peine, s’il ne se contentait pas d’une sorte de facilité technique de premier ordre, de dons assez éclatants pour lui permettre de toujours s’en tirer.
Puis L’empire des nuages. Et là, il change de dimensions. D’abord parce qu’il a abandonné la passionnante contemplation du nombril de l’enfant, de l’adolescent, du jeune homme, de l’homme jeune qu’il a été. Il se penche toujours sur le malaise de sa génération, mais désormais il transpose ou, comme on dit en jargon, il surmonte. Ainsi Burgonde, le peintre qui est le personnage principal de L’empire des nuages, tout en étant profondément Nourissier (son goût pour les villages du Languedoc, son plaisir des femmes, sa sensibilité un peu fatiguée, sa perception aiguë du caractère trouble de l’époque), donne l’échelle de toute une génération qui a eu 20 ans en 1945 et ne s’en est jamais remise.
C’est d’abord par l’ampleur de la démarche que le livre frappe. Non seulement par sa dimension (500 pages), la durée de sa composition (1974-1981) ou m^me par la longueur de la période où se déroule l’action (1962-1974). Il y a tout cela, mais il y a bien plus : le foisonnement des personnages, leur épaisseur, leur densité. Aussi la qualité très prenante des dialogues, leur vérité, leur naturel. Surtout l’âcreté du malaise décrit.
L’empire des nuages est un roman sombre, accablant, désespérant, même, tout à fait à la mesure, au tempo de notre après-guerre. Ce que Nourissier cherchait à faire passer depuis quinze ans, à travers la reprise contrapuntique de son propre itinéraire, ce qui n’arrivait pas vraiment à se hisser au dessus du cas d’espèce, de l’aventure individuelle, éclate salement à la figure du lecteur. Chienne d’époque ! Rien n’y résiste, ni les sentiments les plus graves, ni les réalités les plus ancrées : c’est la dérive, une sorte de Radeau de la Méduse. Sous le masque souriant du beautiful people, demi-monde des intellocrates, des artistes réels ou prétendus, des gens à gros sous, sous l’abondance des fêtes païennes, la société figée de la fin de l’Empire romain qui s’étale, presque inconsciente de ses vices, ou incapable d’y renoncer et ceci sous l’oeil des Barbares.
Les valeurs sont abattues, les talents sont truqués, les tentatives les plus franches et les plus fortes de s’en sortir échouent glauquement : un monde où, en matière artitique,
il faut guetter les trouvailles, être les premiers à les louer, les plus habiles à les exploiter, puis le premier à les abandonner pour dénigrer les bambins qui s’y laissent encore prendre.
C’est à travers l’itinéraire d’un pantin de l’art moderne que Nourissier va conduire son écoeurement. Pantin est d’ailleurs un mot trop fort. Car Burgonde est un peintre honnête, non un mystificateur : c’est un artiste qui s’efforce de bâtir une oeuvre. Au début du livre, il est reconnu, sinon vraiment révéré ; mais enfin il expose, il vend, ses expositions sont assez courues, il atteint la frange supérieure de l’aisance. Divorcé, deux enfants, une maîtresse agréable et décorative, il mène la vie un peu parasitaire des protégés des riches. Mais le doute est déjà là, avec la quarantaine infructueuse ; le doute qui lui est révélé par un de ces jeunes loups qui ont pour mission de faire et défaire les réputations :
Il est vrain de vouloir fourguer « de la beauté », comme on dirait dans Le Figaro, à des gens qui la vomissent. À des gens qui n’en ont plus
besoin. Qui la conchient du matin au soir dans chacune de leurs
activités, chacun de leurs choix. Ils veulent du moche? Il faut leur
en donner, leur en vendre, les en gaver. Il faut les suffoquer de
mocheté puisque c’est cela qu’ils veulent. Le père Picasso l’a compris
un demi-siècle avant tout le monde
Le désarroi de Burgonde va peu à peu se taper contre les murs de l’impasse créée par les marchands. Il est vain d’essayer de sortir de son style, il est vain d’essayer de recommencer. Enfermé dans la représentation qu’on a voulu donner de lui, l’artiste ne peut plus maîtriser le marché, encore moins maîtriser le monde. Sa notoriété fugace l’abandonne.
Naturellement la difficulté de peindre s’accompagne d’une difficulté d’être qui lui est consubstantielle : Burgonde s’ennuie, boit, ne comprend plus ses enfants ni ses amis.
Il part, sur un coup de tête et rencontre Victoire : nous en sommes à la page 247, c’est-à-dire à la moitié du livre. Mais Victoire nous l’avons déjà beaucoup vue, dans un cheminement parallèle : elle a eu un enfant, d’un capitaine perdu de l’O.A.S., elle a séduit un rocker. Elle passe son mal de vivre en Suisse, où Burgonde va la rencontrer.
La fin du roman est l’histoire de leur amour, superbe et torrentueux, mais triste aussi, parce qu’en filigrane l’aigre grignotement de la décomposition est toujours présent. Le doute qui s’est insinué depuis des années dans l’esprit du peintre, qui ne sait plus s’il est un artiste ou un faiseur, ou dans celui de Victoire, qui a raboté sa jeunesse sur des malentendus passionnés, ce doute va disjoindre jusqu’à l’incompréhension et l’écoeurement deux êtres qui s’aimaient. À force de rencontrer des fantoches menteurs, peut-on garder quelque confiance en la sincérité ? Peut-on s’ouvrir sur la franchise lorsque tout, autour de soi, conspire à blesser, à écorcher la moindre velléité de tendresse ? L’agressivité du monde, sa méchanceté envers ceux qui ne jouent pas selon ses règles le rappellent : pour avoir droit à la tranquillité, il faut se plier au modèle imposé… uniformité, plus grave danger du monde moderne.
En levant tous les tabous, tous les interdits, en faisant forniquer tout le monde avec n’importe qui, on arrivera en un siècle à un humain « mondialisé » : il aura la peau grise. Nous sommes en route, et à toute vitesse, vers l’art gris.
Nous y sommes, n’est-ce pas ?