Les forbans de la nuit

Patatras !

Voilà un film tellement bien réalisé, tellement bien photographié, tellement bien rythmé qu’on passerait presque absolument sur les imperfections de son intrigue, ses invraisemblances et son caractère bizarre. On se dit aussi que si Richard Widmark trouve là le rôle de sa vie et se montre en tous points parfait, Gene Tierney n’y apparaît que trop rarement et trop brièvement et que c’est bien ballot, pour un réalisateur, de se priver de la beauté à peu près parfaite d’une pareille actrice. Et puis la musique m’a paru à la fois emphatique et stridente.

Jules Dassin a souvent dit et écrit qu’il aurait préféré réaliser des films documentaires plutôt que des films policiers. Il me semble que ce regret se voit très bien dans Les forbans de la nuit, avec des images de Londres impressionnantes, comme l’avaient été celles (un degré au dessus, à mon sens) de New York dans La cité sans voiles et même les rares vues de Paris dans Du rififi chez les hommes.

Dassin excelle à installer des atmosphères lourdes, malsaines, inquiétantes, à capter des lumières glauques, plus angoissantes encore peut-être que des obscurités. Et puis il sait admirablement mener une scène et faire partager au spectateur le goût de sang de la chasse à l’homme ; ainsi par exemple, à la fin des Forbans lorsque Harry Fabian (Richard Widmark) est traqué par les hommes de main du patron mafieux Kristo (Herbert Lom) : montage parallèle de la fuite éperdue de Fabian et des indicateurs qui renseignent les tueurs de la pègre jusqu’à ce que le gibier soit coincé sur un terrain vague coincé entre des murs d’entrepôts lépreux. D’une certaine façon, j’ai songé au filet qui se resserre autour de Peter Lorre dans M le maudit de Fritz Lang ; ce n’est pas une mince référence.

Il me semble que, malgré sa longue foisonnante carrière, on ne parle plus beaucoup aujourd’hui de Richard Widmark qui, il est vrai, n’est jamais monté tout en haut du firmament d’Hollywood. Peut-être, précisément, a-t-il beaucoup trop tourné et quelquefois presque du n’importe quoi, pour devenir une légende ; j’ai été, par exemple, particulièrement surpris de lui voir partager la vedette avec Christopher Lee d’un film médiocre (mais néanmoins intéressant) de satanisme et de sorcellerie qui s’appelle Une fille pour le diable. Dans Les forbans de la nuit, en tout cas, il est éblouissant dans le rôle de ce petit truand hâbleur, séducteur, enjôleur, doté d’une imagination et d’un culot monstres, marié à la ravissante Mary (Gene Tierney), mais qui veut sortir de sa médiocrité. En d’autres termes, il veut se faire plus gros que le bœuf et il se croit assez fort pour aller défier les gangsters sur leur terrain

Mais il y a un moment où les tours de passe-passe, les cabrioles et les entrechats ne suffisent plus. On peut mentir une fois à tout le monde, on peut mentir tout le temps à une personne, mais on ne peut pas mentir tout le temps à tout le monde selon (paraît-il) Abraham Lincoln. C’est à peu près ce à quoi aurait dû songer Harry Fabian/Widmark au lieu d’essayer de rouler la crapule Kristo/Lom,organisateur de combats de catch plus ou moins truqués, en mettant dans sa manche Gregorius (Stanislaus Zbyszko) le père de Kristo, ancien champion de la bien plus noble lutte gréco-romaine. D’autant qu’il s’est attiré la haine du gras Nosseros (Francis L. Sullivan) dont la femme, la gourgandine Helen (Googie Withers) lui a fait des avances.

La situation, dans ces conditions, devient à peu près inextricable et Harry n’a pas les épaules assez larges pour faire face à ce grouillement d’ennuis qui lui tombent dessus. Il n’a jamais été pris au sérieux par grand monde, en tout cas par les vrais malfrats. Donc, exit ! C’est, en plus tragique et plus définitif, ce qui arrive à Bill Harford (Tom Cruise) lorsque Victor Ziegler (Sydney Pollack) le reçoit dans son salon de billard à la fin d’Eyes wide shut : Ne viens pas jouer dans la cour des grands.

C’est cela même : à un moment donné, les funambules sans grand talent se cassent la figure ; et se tuent.

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