Les sentiers de la gloire

Culottes de peau et claquements de talons.

Si le talent à en décrire l’absurdité pouvait supprimer la guerre, il y a longtemps que ce serait chose faite. Et que Les sentiers de la gloire y auraient joué leur éminente partie. Mais enfin, depuis que le monde est monde, la paix radicale, universelle et partagée ne progresse pas beaucoup, la guerre changeant simplement de nature et d’orientation en fonction de la période vécue ; c’est ainsi que l’anéantissement des populations civiles, qu’on croyait réservé aux âges barbares, s’est beaucoup amélioré durant les cent dernières années et que les noms de Coventry, Dresde, Hiroshima, Nagasaki régentent nos mémoires et que nous devons nous habituer à des événements aussi incongrus que la disparition du World Trade center.

Si le monde pouvait se passer de gens de pouvoir, par définition faillibles, potentiellement insuffisants et néfastes, ça se saurait aussi. Mais je ne crois pas qu’aucune société se soit constituée sans hiérarchie et si je connais des sociétés sans justice, je ne connais pas de justice sans société (comme disait je ne sais plus qui, à raison évidente, il me semble).

En d’autre termes, il m’importe assez peu que mon vénéré Stanley Kubrick ait fait trembler la base à culottes de peau et à claquements de talons de l’Armée française, qui a, paraît-il, tordu le nez en découvrant le film, comme l’armée étasunienne a dû frémir, quelques années plus tard, en voyant Docteur Folamour : l’artiste a tous les droits, y compris celui de s’emparer d’un épisode regrettable d’un conflit pour en tirer des conclusions larmoyantes. Sauf à dire qu’on ne joue plus – ce qui n’est pas très efficace, devant un ennemi farouche – l’on est bien obligé d’envoyer des gars solides et honnêtes au casse-pipes ; c’est lamentable, mais c’est ainsi.

sentiers-de-la-gloire-01-g1-396x300Ces considérations générales posées, comment ne pas admirer l’efficacité dont Kubrick fait preuve, pour transposer ce fait divers au cinéma et en faire une œuvre aussi émouvante ? On pourra, souvent à juste titre, arguer qu’il y a des tics de réalisation, un soin trop maniaque donné au choix des angles de prise de vue qui sont si sophistiqués qu’on a presque envie de les applaudir (et d’applaudir le talent d’un réalisateur qui fut à l’origine un photographe de grand talent). N’empêche que le jeu sur la profondeur de champ, qui rend les protagonistes du drame si dérisoires, lorsqu’ils jacassent dans le château siège de l’état-major, le caractère fatidique et obsédant des travellings (avant et arrière) dans la tranchée, le décor dévasté, martyrisé, lunaire du champ de bataille rendent les Sentiers de la gloire inoubliables, moins pour le message véhiculé – à mes yeux, donc, un peu simpliste – que pour l’appropriation par Kubrick, dès son quatrième film, d’une grammaire personnelle de forte intensité.

Lors de l’exposition Kubrick tenue l’an dernier à la Cinémathèque de Bercy, je m’étais amusé de lire sous la plume du critique du Monde (une femme, je crois), en 1957, un curieux article pleurnichard où étaient surtout relevées quelques impropriétés manifestes, des inexactitudes formelles dues à l’ignorance qu’un jeune réalisateur new-yorkais pouvait avoir des réalités françaises (du type salut militaire à tête découverte, généraux s’appelant par leur prénom, tribunal militaire utilisant la procédure des États-Unis). Je conviens volontiers que ces anomalies n’étaient pas bienvenues ; mais n’avoir pas perçu qu’un futur immense cinéaste était aux manettes l’était moins encore.

Je ne suis pas absolument persuadé qu’une grande vedette comme Kirk Douglas était la mieux choisie pour interpréter le rôle délicat du Colonel Dax ; il s’en acquitte à merveille, sans doute, mais marque un peu trop son personnage ; et d’ailleurs Kubrick, dès qu’il aura les moyens de le faire, choisira souvent des interprètes moins starisés pour se laisser les coudées plus franches. Cela dit, la plupart des acteurs du film est remarquable, et si l’on doit, de fait, admirer la qualité du jeu de George Macready, odieux général Mireau, on peut aussi considérer que le rôle de l’onctueux général Broulard trouve une sorte de perfection grâce à Adolphe Menjou.

Un million et demi de morts français, en fin de compte. Comme tout le monde, j’aimerais que le colonel Dax s’en soit sorti, et que les deux ganaches étoilées y aient reçu la mort. Mais qui peut dire ?

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