Les trois jours du Condor

Un jour comme un autre.

Ah il est vrai que ça part à 200 à l’heure – et même à 250 – et qu’on est ébloui, émerveillé, scotché dans son fauteuil, lorsque dans cette agence occulte pilotée par la CIA, un massacre couche au sol en un rien de temps et avec une grande facilité sept braves employés routiniers de l’agence de renseignement. Des agents dont le boulot consiste à traquer, dans toutes les publications du monde, les failles de sécurité, les anomalies, les fuites potentielles qui pourraient mettre en péril les orientations et la politique impériale des États-Unis. Dans un grand appartement sans charme de New-York travaillent sans trop se fouler une petite dizaine de fonctionnaires un peu flemmards et sans doute guère bien payés. Jusqu’à ce que surgisse l’impensable : le massacre.

Tout cela est très bien, très vigoureux, très sauvage. Une sauvagerie sans états d’âme et sans rémission. Qui devrait être bien complète, bien nette si on peut dire, puisqu’elle a été ordonnancée par un orfèvre de la chose : un organisateur très professionnel de tueries, un Européen qui aime Mozart et les soldats de plomb, qui n’a aucune préférence, aucune inclinaison, aucune idéologie et se soucie seulement de voir grossir ses comptes en banque. Joubert (Max von Sydow) : un nom bien français, mais qui a un fort accent allemand et une prestance, une élégance, un détachement très germaniques. Huguenot exilé lors de la Révocation ou ignorance de James Grady, auteur du roman dont le film est adapté, des réalités du Vieux continent ? Va savoir ; mais c’est dommage, car le personnage est, de très loin, le plus intéressant du film et on parviendrait presque à éprouver pour lui une sorte de sympathie : froid, grand technicien, ironique, indifférent…

Toujours est-il que Joseph Turner (Robert Redford), intitulé Le condor dans la riche suite des pseudonymes dont sont gratifiés les agents secrets a pu, par une suite de hasards miraculeux, échapper à la tuerie ; mais il comprend vite qu’on ne le laissera pas comme ça profiter de sa chance et que les tueurs de ses collègues sont également avides de sa peau. Et voilà qu’un garçon d’apparence sage, distante et légèrement farfelue va commencer à se dresser contre de grands professionnels.

Assurément, comme le rythme du film ne connaît pas de rupture et qu’on vibre devant toutes les péripéties et avanies rencontrées par le sympathique Turner, on ne se rend compte que bien après coup que la transformation de ce funambule hédoniste en crocodile subtil, aussi habile à déjouer la violence de ses ennemis que de leur tailler des croupières est un peu trop miraculeuse. Le bât me blesse un peu de voir ce grand lecteur, qui a pu déceler, en colligeant quelques informations apparemment sans rapport entre elles, une sorte de complot belliciste – ce qui a mis la puce à l’oreille des instigateurs de ce complot – devenir en quelques séquences une sorte de bête de combat. Devenir un type qui paraît maîtriser très vite toutes les astuces, tous les codes du métier, qui peut capter des conversations téléphoniques, se battre contre un tueur particulièrement habile et déterminé et l’éliminer, identifier ceux qui furent ses patrons et qui sont désormais les commanditaires de son assassinat…

En fait, je serais bien demeuré aux côtés du brave type paniqué, qui fait n’importe quoi pour s’en sortir parce qu’il croule de peur. J’aurais même admis qu’il pût s’emparer d’une sorte de bouclier humain, la ravissante Katherine Hale (Faye Dunaway) et aussi qu’il la séduise ; mais il est vrai aussi qu’à partir de ce moment-là, on change de registre et le chevalier blanc Turner/Redford commence à mener sa croisade démocratique.

On a vu cent fois l’effroi qui se manifeste sur les visages de ces braves gens qui découvrent que la réalité de la vie des Puissances n’est pas ce qu’ils imaginaient. À la fin du film, lorsque Turner, tout fier de lui, tout faraud donne rendez-vous à ce qu’on pourrait appeler son officier traitant, Higgins (Cliff Robertson) au bas de l’immeuble du New-York times, à qui il a raconté son histoire, on songe à la jactance pareille de Paul Kerjean (Patrick Dewaere) dans Mille milliards de dollars d’Henri Verneuil : ces nigauds croient-ils vraiment qu’ils ont la moindre possibilité de renverser le Moloch ?

Partis donc admirablement vite, Les trois jours du Condor s’engluent malheureusement dans leur deuxième partie dans des raffinements de complication extrêmes (on ne sait plus qui est qui, qui veut tuer quoi) et dans un pamphlet vertueux de dénonciation, vu cent fois et toujours aussi inutile. Restent la beauté de Faye Dunaway et de Robert Redford et surtout, surtout la maîtrise distanciée de Max von Sydow. Comme par hasard, le seul Européen. Par hasard ?

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