L’inconnu

Tout ça pour ça !

Le 5 janvier 1963 – date qui devrait figurer dans toutes les bonnes nécrologies – fermait, s’éteignait le Théâtre du Grand Guignol qui, depuis le 16 mai 1896, offrait à l’honnête amateur des spectacles dont l’horreur kitchissime était le fondement. Pour ceux que cela peut encore intéresser, indiquons qu’un fort volume de la collection Bouquins, chez l’éditeur Robert Laffont publie un florilège des pièces les plus célèbres de ce répertoire glaçant, à base de savants fous, de meurtriers sadiques, de cannibales immondes, de déments lâchés dans les allées quotidiennes, de bourreaux abjects et de toute la kyrielle des monstruosités possibles et imaginables.

On se dit que L’inconnu (titre assez peu habile et inapproprié au demeurant) aurait pu et dû figurer dans ce répertoire mortifère. Car s’il est un film à la fois plein d’intérêt, d’inquiétude et d’aspects baroques (ou même grotesques au sens originel de ce mot qui s’applique à des ornements architecturaux singuliers, souvent effrayants ou inquiétants), c’est bien ce bref métrage de Tod Browning. Certains le considèrent comme supérieur à Freaks, qui lui est postérieur, plus notoire et surtout a l’avantage d’être doté de la parole. Car L’inconnu a été filmé en 1927 et comporte encore les tics du muet, les gros plans, les roulements d’yeux, les poings levés, les expressions corporelles forcées. Mais il faut admettre que tout ce fatras, qui rend ridicules nombre de films très anciens, n’est pas insupportable et que les cartons écrits, opportunément disposés, permettent un suivi assez souple.

L’anecdote est d’une remarquable outrance, tout à fait conforme aux pièces d’André de Lorde qui était le grand pourvoyeur de récits du Grand Guignol : dans un cirque de Madrid, un triste sire, Alonzo (Lon Chaney), voleur et assassin, se fait passer pour un infirme privé de bras, mais suffisamment habile pour, avec ses pieds, lancer des couteaux et tirer à la carabine sur une cible humaine, comme dans La fille sur le pont de Patrice Leconte. La cible, c’est Nanon (Joan Crawford), la fille du directeur du cirque, qui est dotée d’une sorte d’aversion insurmontable pour les mains des hommes, ces hommes qui ne cessent de la désirer. Elle est d’ailleurs si charmante qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’Alonzo le faux manchot, mais aussi Malabar (Norman Kerry), l’hercule du spectacle, la veuillent au delà de tout.

Puisque Nanon ne peut supporter qu’on la touche, qu’on pose ses mains sur elle, autant se débarrasser de ces bras encombrants, se dit Alonzo. Un chirurgien sur qui il a barre procède à l’opération et le désormais vrai manchot, après quelques semaines de convalescence, revient retrouver tout faraud la belle, persuadé qu’il va emporter le morceau. Hélas ! Nanon a fini par renoncer à sa phobie et coule désormais le parfait amour avec Malabar. Gros malin ! Jalousie insurmontable, haine inextinguible ! Et les gentils amoureux sont bien prêts de subir la vengeance affreuse qu’Alonzo voudrait leur faire subir.

Écrit comme ça, c’est évidemment assez ridicule. C’est pourquoi on ne peut qu’admirer le talent de Tod Browning et de ses acteurs de faire passer ce sombre mélodrame comme une lettre à la poste et d’instiller suffisamment de malaise pour qu’on suive ces aventures abracadabrantes avec émotion et inquiétude. Moi qui suis assez habitué à des scènes horrifiques et qui en apprécie les complexités, j’ai vraiment frémi lors de la séquence où le malheureux Malabar manque d’être écartelé par deux chevaux rendus fous et la manigance d’Alonzo… Ça fonctionne très bien, rythme et vivacité, lumière et musique… Les plus réticents au cinéma muet doivent voir ce beau travail.

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