L’une chante, l’autre pas

Vies libérées, vies gâchées ??

Il faut bien que je me rende à l’évidence : certains cinéastes dont je ne partage pas du tout les points de vue, les orientations politiques, les engagements, peuvent figurer aussi parmi ceux dont l’œuvre me touche le plus. Parmi eux s’il y a assurément Robert GuédiguianLucas Belvaux, il y a aussi Agnès Varda. Certes la dame de la rue Daguerre est bien loin de n’avoir tourné que du cinéma militant : on chercherait sans doute sans succès la moindre trace partisane dans Cléo de 5 à 7Le bonheur ou Sans toit ni loi, ni dans les documentaires, DaguerréotypesLes demoiselles ont eu 25 ans ou Les plages d’Agnès. Un peu davantage en revanche dans Les glaneurs et la glaneuse

Et si je n’ai pas vu Loin du VietnamBlack Panthers ou Salut les Cubains, je n’ai pas besoin d’être grand clerc pour en deviner l’esprit. Sans entrer dans ces extrémités, L’une chante, l’autre pas est clairement un film engagé, un film que Varda présente avec simplicité et sourire comme féministe optimiste. Tourné en 1977, il conte l’histoire parallèle, de 1962 à 1977, de deux jeunes femmes, différentes et complices, et de leurs difficile conquête d’autonomie et de bonheur.

L’une, celle qui chante, c’est Pauline, qui s’appellera Pomme (Valérie Mairesse), d’abord lycéenne en révolte contre sa famille, les adultes et la société, qui récolte des fonds pour les avortements des copines et ne rêve que de chanter avec des groupes alternatifs. L’autre, celle qui ne chante pas, c‘est Suzanne (Thérèse Liotard), qui a fui la boueuse ferme familiale du Soissonnais et ses grigous de parents, s’est fait coller deux beaux enfants par un doux rêveur photographe, parasite social qui ne peut divorcer et reconnaître ses petits, et qui, devant ce vertige, ne trouve rien de mieux que de se pendre dans son laboratoire-atelier. Désastre. Suzanne repart vivre dans la ferme picarde mais, courageuse, s’en sort et part pour Hyères, à l’antenne du Planning familial. Pomme vogue de groupe en groupe musical, comme il en existait tant dans les années pré et post 68. En allant se faire avorter à Amsterdam, elle rencontre un bel Iranien aux cheveux de jais et au regard de feu, Darius (Ali Raffi).

On voit par là que les deux amies sont extrêmement bien parties pour affronter le monde dans les meilleures conditions. Dix ans après leur rencontre et la naissance de leur amitié, en 1972, donc, Suzanne et Pomme se rencontrent à nouveau devant les grilles du tribunal de Bobigny où Gisèle Halimi dans un procès célèbre, fit avancer de façon décisive la cause de la dépénalisation de l’avortement. Dès lors leurs destins ne vont plus se quitter, même si les deux femmes ne se reverront que bien rarement. Agnès Varda filme avec beaucoup d’originalité et de talent une suite de dialogues imaginaires, alternant les images des vies de l’une et l’autre femme qui ne se parlent vraiment que par cartes postales.

Suzanne a trouvé dans le Var une certaine stabilité professionnelle et affective avec ses deux enfants ; les quelques liaisons qu’elle a eues ne l’ont pas satisfaite, jusqu’à ce qu’elle rencontre Pierre (Jean-Pierre Pellegrin), pédiatre, mais marié, avec qui elle refuse de s’engager. Pomme, qui ne parvient pas au succès avec les troupes de baladins qu’elle anime (ce genre de troupes qui demandait au ministère de la Culture des subventions la sébile dans une main, le cocktail Molotov dans l’autre, selon le mot de Maurice Druon) est partie avec Darius vivre en Iran. Et là-bas le jeune économiste libéral, ouvert, féministe de Paris a été repris par le poids sociétal d’une société où hommes et femmes sont de fait absolument séparés (alors même que nous sommes plusieurs années avant la révolution islamiste de Khomeini qui date de 1979). Pomme est enceinte et exige de revenir en France pour accoucher.

L’enfant survenu et choyé par tous – sa mère, sa grand-mère, Suzanne et ses enfants, et Darius, évidemment – ne suffit pourtant pas à rassembler le couple. Darius veut retourner en Iran où sont ses parents, ses amis, son métier, sa vie. Pomme s’y refuse. Que faire ? C’est tout simple : son mari repartira avec le bébé et elle lui demande de lui faire un autre enfant qu’elle conservera : s’agirait-il d’animaux qu’on ne raisonnerait pas autrement.

Suzanne finit par épouser Pierre, le pédiatre qui a divorcé. Pomme continue à parcourir la France avec un groupe de filles hétéroclite et chante dans les salles de fêtes et sur les places de bourgs crasseux des chansons narquoises et engagées. Tout le monde se retrouve à la belle saison dans une sorte de thébaïde campagnarde bercée de musique et de substances opiacées (en tout cas j’imagine). La fille de Suzanne va avoir 17 ans ; elle est plus féministe que sa mère mais ne veut pas coucher par principe. Tout cela est noué d’une faveur rose bonbon.

J’ai l’air de me moquer et, de fait, je me moque de cet utopisme gentil qui a le bon côté de n’être nullement agressif. Et, me moquant, je n’en ai que plus de tendresse pour Agnès Varda dont je n’ai jamais rien vu de médiocre et qui aura 91 ans au printemps.

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