Série noire

Apocalypse du minable.

Une réelle singularité dans la carrière bizarre d’Alain Corneau, marquée de quelques coups d’éclat – ce film, mais aussi Police Python 357, l’étonnant et un peu ennuyeux Tous les matins du monde, l’intéressant Cousin – mais aussi des trucs pas bien nets – La menace, Le Prince du Pacifique, le remake indécent du Deuxième souffle. J’avoue sans peine que j’ai, pendant des années, et dans l’évidente foulée des Valseuses – davantage sujet de scandale que film de qualité, à mes yeux – j’ai eu tendance à tenir Patrick Dewaere comme une sorte de faire-valoir, de second couteau un peu triste, un peu grisaillant, un peu fêlé, aux côtés du solaire, du lumineux Gérard Depardieu.

On sait bien ce qu’est devenu Depardieu aujourd’hui – qui n’est pas toujours sans talent, mais décontenance par une sorte de laisser-aller dans les choix de tournage et de vie – ; mais on ne saura jamais ce que serait devenu Dewaere si certaines failles intimes ne l’avaient pas conduit à se tuer en juillet 1982. Sans cynisme, mais avec un réel scepticisme sur la nature de ces choses si délicates, j’incline à penser que la fin tragique était évidemment en germe dans le jeu suraigu, tendu comme une corde à violon, à la perpétuelle limite du dérapage et de l’outrance, trouvant dans sa folie le coup de génie qui en rend le talent inimitable.

J’ai révisé mes classiques avec Adieu, poulet, Un mauvais fils, Mille milliards de dollars, Coup de tête, La meilleure façon de marcher. Je ne suis pas certain de voir ou revoir ce qu’il a tourné avec Yves Boisset, ou avec Bertrand Blier, dont le cinéma ne me séduit pas beaucoup… mais mon admiration pour Dewaere, à chaque découverte ou redécouverte, ne cesse d’augmenter…

On voit bien que Série noire n’existerait pas sans lui, sans sa présence hallucinée. Il porte tout le poids du film, éclipsant tous ceux qui l’entourent, à l’exception notable d’un Blier trop rare, mais toujours prodigieux de justesse, des silhouettes qui paraissent n’exister, n’avoir de vie réelle que dans la seule mesure où elles croisent sa marche de plus en plus folle, de plus en plus minable.

Car tout est minable, dans un film qui paraît sur ses épaules porter tout le désenchantement des dernières années Giscard et les fols projets de la Gauche unie. Il pleut désormais continuellement sur ces terrains vagues aux lisières des immeubles de tours et de barres ; on ne croit plus que les Cités soient une solution d’urbanisme bien maligne mais, la vitesse acquise aidant, on fait comme si… Il y a tout à côté dans des villages rattrapés par l’urbanisation, exemplaires de laideur, avec leurs pergolas cassées et leurs parements en pierre meulière, des chemins pleins de glaise, des jardins désespérants. La campagne n’est pas loin : au moment où Poupart-Dewaere, au tout début du film, sonne à la porte de l’immonde Tante (Jeanne Herviale), le chant du coq retentit…

Et ça se passe où, d’ailleurs ? La plaque d’immatriculation de Poupart signale 78 (Yvelines), mais il me semble avoir décelé dans la course de Poupart et de Tikidès (Andreas Katsulas) une publicité pour le centre commercial Créteil-soleil et quelques bâtiments qui appartiennent (grand bien leur fasse !) au chef-lieu du département du Val-de-Marne. Ce sont des franges malsaines, mal fichues, mal bâties, purulentes ; rien qui aille. Minable, minable et sordide : la maison de la vieille maquerelle qui aime les robes de chambre matelassées, le gymnase où Poupart va aller escroquer Tikidès, le pavillon de Poupart, sa souillon de femme (Myriam Boyer à qui il lance, même pas furieux C’est toujours partout pareil : avec toi, toutes les maisons deviennent des taudis !) ; sordide des situations (la scène de Poupart avec les bikers) ; sordide des sentiments (la manipulation de Tikidès, dévoué comme un bon chien et abattu parce que c’est son destin) ; sordide du temps (pas un seul rayon de soleil de tout le film…).

Il est haletant, fragile, fou furieux quelquefois, misérable ; il se demande ce qu’il va bien pouvoir faire de Mona (Marie Trintignant, au regard particulièrement vide et crispant) ; il est foutu…

C’est un film d’une grande gaieté…

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