Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil

Le Capital mène 100 à 0.

Comme tout le monde je suis allé voir Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil en 1972, quand le film est sorti sur les écrans. Comme tout le monde, quatre ans auparavant, j’étais allé regarder, Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages de Michel Audiard. Deux anarchistes de Droite, dotés de tous les talents qui tiraient l’un et l’autre sur tout ce qui bougeait, qui ne ménageaient personne et représentaient merveilleusement l’un et l’autre ce que l’essayiste Yann Moix a qualifié de l’époque la plus libre de l’histoire de l’Humanité… Mais oui, on pouvait tout dire, tout oser dans ces années 65-80, où il y avait même la volupté extrême d’être stigmatisé par la bien-pensance traditionnelle alors que l’on bénéficiait de la volupté de la transgression, c’est-à-dire à la fois du respect général d’un ordre établi et de son refus personnel de cet ordre, au moins pour un épisode de sa vie.

Autant les films de Michel Audiard ont été diffusés et multidiffusés, autant ceux de Jean Yanne – peu édités en DVD au demeurant – me semblent être à peu près sombrés dans l’oubli, malgré leurs titres vigoureux à tiroirs. Et je dois dire qu’en regardant Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, je craignais bien d’avoir le regard aussi navré qu’en regardant la séquelle des nanards inintéressants de Michel Audiard : je me disais que j’allais revoir une troupe de branleurs talentueux, de belles trognes pittoresques du cinéma français d’il y a cinquante ans, de jolies filles court-vêtues, tous réunis pour dépenser les sous de la production et passer quelques belles semaines à boire, fumer, rire et baiser.

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de ça dans le film de Jean Yanne ; je pense même qu’il y en a beaucoup, que les copains de bamboche ont été happés, hélés, rassemblés et n’ont pas fait grise mine devant la proposition. C’est bien normal, d’ailleurs : qui aurait refusé tel programme ? On a d’ailleurs grand plaisir à revoir les visages de bien des petites vedettes qu’on était tout près d’oublier : Henri VilbertMaurice RischJean-Marie ProslierJacqueline Danno, André Gaillard, Teddy Vrignault (les deux derniers formant l’excellent duo des Frères inconnus) et bien d’autres.

On est charmé aussi de retrouver les tics et tocs de l’époque : les pantalons pattes d’éph, les cols de chemise pelles à tarte, les cravates démentiellement larges, le skaï, les gadgets, les rouflaquettes, les très très courtes mini-jupes, les cuissardes, l’atmosphère psychédélique, les couleurs orange, le métal travaillé… On n’avait pas très bon goût, assurément mais on était tellement libre ! Délicieux moments où François Gerber (Jean Yanne) directeur de la station RadioPlus remontant une file de secrétaires qui attendent on ne sait quoi, tapote avec désinvolture le popotin charmant de chacune d’elles ; et celle censée les diriger, qui n’a pas été gratifiée de cette caresse flatteuse, de s’exclamer, fâchée, Et moi ?. Heureux temps où les jolies femmes appréciaient que les hommes séduisants les trouvassent jolies…

Tout cela – souvenir de visages, d’objets, de situations – n’a pas grande importance. Qu’est-ce que c’est que le film, en fait ? Christian Gerber (Jean Yanne), grand reporter dans une radio importante en a assez des impostures de ses confrères et de ses dirigeants, tous flétris par le goût de l’argent et prêts à tout, aux mensonges, aux impostures, aux trucages pour fasciner le gogo. Au retour d’un reportage minable en Amérique du Sud, il décide de cracher dans la soupe et de dire en vérité les choses de la vie. Que les publicités bien payées sont là pour promouvoir des produits dégueulasses, que l’on n’a pas le front de poser aux hommes politiques les questions qui dérangent, qu’il y a une sorte d’imposture générale qui met au chaud ceux qui en adoptent les codes.

Ça marche, au début, parce que les auditeurs sont ravis d’entendre enfin ce qu’ils pensaient bien être la réalité minable. Mais qui est assez fort pour résister à l’omnipotence du Capital et à faire triompher le Chevalier blanc ? Personne, évidemment. Ni Gerber, ni personne. Au bout de quelques mois le tout-puissant patron Louis-Marcel Thulle (Bernard Blier) décide que la récréation est terminée, qu’il reprend les commandes ; y compris celles de sa ravissante femme Millie (Marina Vlady) qui n’aurait pas aimé mieux qu’une aventure avec Gerber

Tout le monde il est beau est, d’une certaine façon, un film désespérant. Provocant, foutraque, agressif, anarchiste, de temps en temps ridicule, souvent magnifique ; mais à la fin, comme toujours, c’est la fortune anonyme et vagabonde qui gagne. Qui pouvait penser que ce puisse être autre chose ?

 

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