Tout sur ma mère

« Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille… »

De la même façon qu’en matière de football on ne change pas une équipe qui gagne, il n’y a aucune raison de ne pas utiliser une citation opportune sous le médiocre prétexte qu’on l’a semée plusieurs fois, notamment en évoquant les films de Luis Bunuel. Cette citation est attribuée à Charles Quint qui avait quelque pertinence à la formuler : « Les Allemands ont l’air sage et sont fous ; les Français ont l’air fou et sont sages. Les Espagnols ont l’air fou et sont fous« .

 

Tout sur ma mère était le premier film que je regardais vraiment de Pedro Almodovar. J’en regarderai sûrement d’autres parce que, si j’ai été interloqué, souvent décontenancé et quelquefois irrité, si j’ai été agacé par le parti-pris de faire dans le crado et le provocateur, d’aller chercher, de façon assez roublarde et déplaisante, le minable petit côté de voyeur sociétal qu’il y a en beaucoup d’entre nous, je ne me suis pas ennuyé. Et j’ai trouvé aussi plutôt habile et maîtrisée la façon de filmer, malgré quelques tics et quelques facilités, par exemple dans l’emploi de couleurs très contrastées, filmées en à-plats. Il y a sûrement de savants exégètes qui pourraient essayer de m’expliquer cette manie et la justifier par je ne sais quelle symbolique ; mais ce n’est pas essentiel.

Je suis fort amateur, en littérature, de récits rocambolesques et même farfelus. C’est dire si l’invraisemblance des situations et du récit de Tout sur ma mère n’a rien, a priori, pour me déplaire. Le monde plutôt sordide des marginaux sexuels peut certainement me révulser, mais enfin je ne suis plus un perdreau de l’année depuis de nombreux lustres et je professe depuis longtemps qu’il faut bien être à tu et à toi avec la misère humaine pour essayer de comprendre un petit bout de la marche de la société, y compris quand elle se dirige vers l’abîme à grandes enjambées.

Seulement j’ai eu l’impression que Pedro Almodovar mixait – avec une grande habileté mais aussi de la complaisance – des thèmes dont le rassemblement est trop baroque pour satisfaire mon cartésianisme. Que Manuela (Cecilia Roth), infirmière d’élite d’un service d’urgence ait fui, dix sept ans auparavant le père d’Esteban (Eloy Azorin), ce garçon doté de tous les talents, qu’elle perd dans un accident d’une grande brutalité, c’est tout à fait concevable. Qu’elle veuille retrouver, à cause de ce deuil, ce père qu’Esteban n’a pas connu est déjà un peu équilibriste. Que ce père soit, en fait, un travesti, Lola (Toni Canto) qui tapine dans les pires sales coins de Barcelone et qu’on ne découvrira qu’à la fin du film dérape encore davantage.

Mais ce n’est qu’un début. J’étais assez naïvement parti sur le mélodrame de la mère qui, travaillant dans un service de transplantation d’organes, se voit confrontée à la douleur et à la nécessité de consentir que le cœur de son fils soit donné à un malades anonyme et sur la sorte de jalousie inquiète et presque vindicative qu’elle pourrait ressentir. Mais cette piste est tout de suite abandonnée au profit d’un salmigondis obsessionnel à base de prostitution, de travestissement, d’homosexualité (que les âmes vigilantes se rassurent : je ne fais pas d’amalgame).

Hop ! Manuela, à Barcelone, renoue avec Agrado (Antonia San Juan), autre travesti abandonné par Lola, devient femme de confiance avec Huma (Marisa Paredes), qui est à l’origine indirecte de la mort d’Esteban, grande comédienne qui vit une relation lesbienne compliquée avec Nina (Candela Pena), autre comédienne, héroïnomane. Rencontre, aussi, avec la jeune religieuse Rosa (Pénélope Cruz) qui se consacre à l’assistance aux marginaux et prostitués.

Peut-on appeler tout ce fatras une richesse complexe ? Ou, tout autant, une accumulation méthodique de situations extrêmes où on a l’impression que chaque séquence ajoute une nouvelle touche baroque ? J’étais déjà bien perplexe lorsque le bouquet est survenu : Rosa est enceinte des œuvres de Lola ! On subit cette cascade de révélations (je passe sur nombre d’entre elles, connexes) avec effarement. Comme c’est tourné avec vivacité, que le récit avance avec un bon rythme, on accepte bien des choses. Mais – c’est évident par exemple pour le cinéma fantastique mais c’est valable pour bien d’autres domaines – l’invraisemblance de l’histoire, toujours acceptable, ne doit pas faire fi de sa propre cohérence, de sa logique interne.

C’est là que je décroche lorsque, du mélodrame, Almodovar passe à la bouffonnerie : par exemple Rosa, la pure religieuse est donc enceinte d’un travesti prostitué, mais il lui a en plus refilé le virus du SIDA, dont l’un et l’autre vont mourir, d’ailleurs. On se demande ce qu’on pourrait encore trouver pour compliquer la situation. Et, à la fin, on ne prend plus du tout au sérieux la courageuse Manuela, qui mérite pourtant davantage notre sympathie que notre scepticisme ironique.

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