Trois places pour le 26

Fin de partie.

Il y a quelque chose de singulier dans l’œuvre inégale, mais si attachante de Jacques Demy : deux binômes de films intervenant l’un presque au début de sa carrière, l’autre tout à fait à la fin. Et ces binômes sont construits de la même façon. À chaque fois, en premier lieu, un film entièrement chanté, de tonalité triste ou grave : Les parapluies de Cherbourg en 1964, Une chambre en ville en 1980 ; puis un film plus léger, un peu féérique, où l’intrigue est largement entrecoupée de musique et de chansons : Les demoiselles de Rochefort en 1967, Trois places pour le 26 en 1988. Bien sûr, aussi, les constantes du cinéaste : des familles où le père est absent, où les filles vivent avec leur mère ; et pour certains, l’inceste, ou sa tentation (il faut là ajouter Peau d’âne). 

Et puis un soin merveilleux apporté à la couleur : dans Trois places pour le 26, voyez une des premières scènes dans l’appartement de la baronne de Lambert (Françoise Fabian) ; elle porte une robe d’un vert lumineux, sa fille Marion (Mathilda May), un rose soutenu ; les murs des pièces de prestige (dévastées au demeurant par la gêne matérielle, dont tous les tableaux ont disparu, sans doute vendus), d’un bleu profond et les couloirs d’un ocre jaune très chaleureux. Ou bien les trois vendeuses dans la parfumerie, Marion, Alice et Nicole, en rose donc, vert et jaune. Recherche constante qui illumine les images.

Tout cela est bel et bon. Le scénario ne manque pas non plus d’ingéniosité, dans le genre, pourtant scabreux, du romanesque un peu mélodramatique : Yves Montand, qui joue son propre rôle, revient à Marseille, dont il est issu, pour jouer dans une comédie musicale qui va retracer, au moyen de tableaux joliment animés, sa vie, sa carrière et ses succès. Revenir dans sa ville, des années après l’avoir quittée, c’est s’offrir le risque de la nostalgie et l’envie d’avoir des regrets ; celui, par exemple, d’avoir laissé partir la fille qu’il aimait, qui s’appelait Mylène. Seulement Mylène, c’est désormais la baronne Lambert (Françoise Fabian, donc), dont le mari est en prison pour malversations financières et c’est la mère de Marion, qui rêve de devenir artiste, approche pour cela le grand chanteur, le séduit et devient avec lui la vedette du spectacle… mais qui est la fille dont Mylène était enceinte lorsqu’elle a quitté Montand. On voit là les riches potentiels développements, qui, du reste, iront jusqu’au bout de leur logique essentielle qu’on peut fort bien trouver désagréable (comme on peut trouver désagréable ce qui survient à la fin du Souffle au cœur).

Il y a une histoire, de beaux acteurs, du rythme dans Trois places pour le 26. Et pourtant ce n’est pas un film qui marque. Qu’est-ce qui ne va pas au fait ? On n’ose pas dire que c’est d’abord Montand, même si c’est tout de même un peu ça et que la réalité de sa présence doit être replacée dans le contexte. Quand il tourne le film, né en 1921, il a 67 ans. Françoise Fabian qu’il est censé avoir connue quand il était aussi jeune qu’elle, est née en 1933 ; 55 ans, donc. Ces douze ans d’écart se voient d’autant plus que Montand, qui tournait là son antépénultième film (juste avant Netchaîev est de retour et IP5) apparaît déjà las et vraiment vieilli.

Mais le pire, et ça me fait de la peine de le dire, c’est que l’inspiration, si fluide, si légère, si mélodique de Michel Legrand lui a fait défaut ; ce merveilleux compositeur, dont les musiques ont irrigué, illuminé le cinéma mondial écrit là des partitions d’une grande banalité, dont on serait bien en peine de se rappeler la moindre note. Voilà qui est sévère, n’est-ce pas ? Qu’y puis-je ? Lorsque une comédie musicale n’offre qu’une musique plate, on se dit qu’elle est passée à côté de sa raison d’être…

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