Brève vie d’un jeune homme ordinaire
Un homme d’esprit a écrit : »Je me suis toujours demandé s’il n’y entrait pas une part d’embarras, de gêne – commune aux communistes et aux gaullistes – de voir à l’écran cette « France profonde » tellement profonde que c’en est à s’arracher les cheveux » ; il y a de ça, sûrement, et beaucoup, mais, pour avoir suivi dès l’origine l’itinéraire de Patrick Modiano – dont le succès a été éclatant, dès la parution de « La place de l’étoile » (il n’avait que 22 ans), je crois qu’il y a encore davantage : il y a un discours complexe sur une réalité complexe.
Si Modiano, Juif par son père, consacre ses trois premiers romans (« La place de l’étoile« , donc, puis « La ronde de nuit« et « Les boulevards de ceinture« ) à la période de l’Occupation, ce qui le fascine, ce n’est ni la Guerre, ni la Résistance, ni même la Collaboration mais bien davantage le monde trouble où tout est possible où intellectuels, acteurs de cinéma, margoulins, idéologues, trafiquants, hommes de main se côtoient et se mélangent sans que des fils solides puissent être tirés et, surtout, sans qu’on puisse faire une lecture claire des motivations.
Dans l’hôtel qui est le siège de la bande de Lucien, il y a tout cela : fils de famille décavé, starlette, ancien champion cycliste, antisémite obsessionnel, types qui se sont mis « du bon côté du manche »… « Qui se sont mis » ? Pas sûr, même : il y a une bonne part de hasard, une part essentielle, même !
Lucien part pour s’engager dans la Résistance parce qu’il ne supporte pas l’amant de sa mère ; ça pourrait marcher, et on l’aurait retrouvé, quelques mois plus tard, tondant des femmes et massacrant des collabos sans jugement. Mais ça ne marche pas, parce que l’instituteur qu’il va voir n’a pas confiance, ou le trouve trop jeune… Et il va dans l’autre camp, qui n’est pas même un camp mais un ramassis de canailles, mais des canailles inspirées par des tas de raisons différentes…
Lucien est un sauvage, au sens ancien du terme ; capable d’attentions charmantes et des pires cruautés ; pris par la montée de l’inévitable ; à partir du moment où il rencontre France et le vieux Horn, il n’y a pas de raison que sa cavale s’arrête…
Patrick Modiano a toujours porté son regard sur ces zones troubles, sur ces milieux réunis par d’improbables hasards ; il laisse bien peu de part à la liberté humaine, et la plupart de ses personnages subissent ce qu’on pourrait appeler une constance de l’inéluctable. Le mérite de Louis Malle est d’avoir su faire sentir cette complexité fondamentale… A la fin, est-ce qu’il ne semble pas que France (Aurore Clément) aime Lucien ?
Et l’image de France portant une pierre au dessus de Lucien endormi que je n’ai pas oubliée, ne me fait pas revenir sur mon interrogation ; que toute une partie de l’être de France haïsse et méprise Lucien, c’est évident ; qu’elle ait trouvé en lui, outre l’initiateur, un protecteur et un dérivatif aux temps épouvantables, bien entendu !
Qu’il ne se glisse pas là-dedans, au milieu de la répulsion, une large dose de fascination, c’est autre chose ; ce ne serait tout de même pas la première fois que ce genre de sentiments ambivalents serait montré…
Mon goût ne me porte pas particulièrement sur cette période ; mais mon attention est toujours portée sur l’invraisemblable ambiguïté de la nature humaine, les mêmes êtres pouvant, dans la même heure, passer de l’ignominie à la générosité. J’apprécie donc toutes les œuvres qui ne sont pas d’un manichéisme primaire, même si j’aime aussi, de temps en temps, me laisser prendre au jeu des bons sentiments et des héros d’une seule pièce