Le mariage de Chiffon

Odette Joyeux, charmant petit monstre.

Il y aurait un parallèle très intéressant à dresser : celui du Mariage de Chiffon et de Douce, tous deux de Claude Autant-Lara, tous deux adaptés d’un roman par le même Jean Aurenche, avec la même Odette Joyeux.

Douce, qui est un grand chef-d’œuvre, est un film absolument noir, absolument tragique. Le mariage de Chiffon est une comédie légère, qui n’évite pas, dans deux ou trois scènes, de tomber dans le vaudeville. Et pourtant, dans les deux films il y a cet ennui pesant des jeunes filles du monde, des jeunes filles des années d’avant la Grande guerre, des jeunes filles qui rêvaient à l’amour sans guère savoir ce que ça pouvait être, avant de s’engager dans un mariage qu’on réglait pour elles.

Le cadre des deux films n’est pas absolument le même, ni tout à fait la période : 1889 et Paris pour Douce, 1904 et une province mal identifiée (une étouffante petite ville de garnison – mais quelle bourgade ne l’était pas avant 14 ? -) pour Le mariage de Chiffon. Mais on retrouve presque les mêmes personnages : une très jeune fille un peu effrontée, un peu rebelle, entourée d’un père, ou d’un beau-père indulgent (Jean Debucourt ici, Louis Seigner là), d’une grand-mère ou d’une mère autoritaire (Marguerite Moreno ici, Suzanne Dantès là), des serviteurs qui ont vu naître la petite et donneraient leurs yeux pour elle (Gabrielle Fontan ici, Pierre Larquey là). Et, naturellement, un amoureux aimé depuis la petite enfance (Roger Pigaut ici, Jacques Dumesnil là).

mariage-de-chiffon-1942-01-gMais ici s’arrête la comparaison ; l’histoire d’amour de Douce de Bonafé va se terminer dans l’horreur et la malédiction ; l’histoire d’amour de Corysande de Bray, dite Chiffon, après quelques péripéties gentilles, s’achèvera par un heureux mariage ; et c’est donc un peu mièvre, un peu léger, spirituel et mondain mais aussi superficiel.

Pourtant il y a dans bien des séquences, au fond des yeux immenses d’Odette Joyeux toujours la même gravité triste ; comme la Cécilia d’Entrée des artistes, la Marie-Dorée du Lit à colonnes, l’Elfy du Baron fantôme, l’Anna de La ronde, il y a quelque chose de fêlé, d’abimé déjà dans ce visage-là, et de façon si forte qu’on en vient presque à oublier que dans Le mariage, elle interprète une adolescente de 16 ans, alors qu’elle en a déjà 28.

002c3728_mediumLes autres acteurs ont un jeu plus classique : les deux amis qui se disputent le cœur de Chiffon sont deux des belles prestances du cinéma français de l’époque, le charmant André Luguet et l’épatant Jacques Dumesnil (qui fut le magnifique grand-père, duc de Plessis-Vaudreuil, dans l’adaptation de Au plaisir de Dieu de Robert Mazoyer) ; Louis Seigner porte des fixe-moustaches ; Robert Le Vigan fait de brèves apparitions ; on aperçoit Bernard Blier, fort jeune, et plutôt maigri par rapport à Hôtel du Nord, quatre ans auparavant : c’est l’effet des restrictions de la guerre peut-être ; on voit quelques instants Raymond Bussières et la musique est de Roger Desormière, l’un et l’autre figures de la gauche progressiste… tiens donc… en 1942 ?

C’est un bon film, Le mariage de Chiffon ; mais la noirceur profonde d’Autant-Lara ne s’y voit qu’à peine.

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