Vers un destin insolite, sur les flots bleus de l’été

Faut-il réduire les femmes en esclavage ?

Quand on a un peu de bouteille, d’expérience, dans le domaine du cinéma, on retrouve sans grand mal les bases théoriques du film. Deux êtres, absolument différents, absolument clivés par les choses de la vie, à la faveur de circonstances à peu près invraisemblables, se trouvent l’un en face de l’autre. Et là, plus rien n’est pareil et une sorte de pulsion charnelle, primale, en fin de compte animale les jette l’un vers l’autre. Mais la civilisation, ses pompes et ses œuvres, ses contraintes, ses tristesses et ses plaisirs est là pour bien montrer le chemin qu’il faut prendre. Rien que de banal.

Donc sur un bateau magnifique, dans un cadre magnifique, avec plein de gens raffinés, subtils mais aussi las et ternes, voisinent – presque – Raffallea (Mariangela Melato), bourgeoise méprisante du nord de l’Italie et l’équipage, du sud, d’apparence insignifiante, d’un grand bateau voué à la vie douce, aux criques admirables, au bronzage au soleil et aux belles soirées alcoolisées. Les passagers du yacht font partie de ces délicieux progressistes conscientisés qui ont fait le miel de la gauche italienne et dont Ettore Scola (qui en était avant d’en revenir un peu) a filmé le portrait avec férocité dans, par exemple, La terrasse.

Dans la soute et dans la cale, il y a, au moins, un autre communiste, moins éthéré et plus engagé, plus fervent, plus marqué : un des marins, Gennarino Carunchio (Giancarlo Giannini), qui rogne, qui rage, qui enferme en lui tout un brasier de haine sociale. Il est vrai que la bourgeoisie hédoniste qui l’entoure est tellement puante, tellement méprisable, tellement minable que l’on se demande pourquoi le prolétariat embarqué ne la zigouille pas avec cruauté.

Il se trouve que, de façon fortuite, la belle Raffaela et le rageur Gennarino se retrouvent en Robinson Crusoé sur une île déserte, à l’écart du passage des bateaux qui sillonnent la belle mer adriatique. Naturellement, on voit bien que les rôles vont s’inverser et que l’homme du peuple sera mieux adapté à une économie de survie que la légère, insignifiante, hautaine bourgeoise qui l’a à peine regardé.

Remarquez, parvenus à ce moment du film, nous nous doutons bien, nous qui sommes subtils et pénétrants comme pas deux, que les choses vont évoluer dans le sens évident que la femelle méprisante va peu à peu se plier à la férule du mâle prolétarien. On le sent venir depuis longtemps et le reproche que l’on peut faire au film de Lina Wertmüller est d’être d’une banale évidence. Il y a entre les deux naufragés une sorte de tension électrique qui transcende les conditions sociales et les points de vue politiques.

Il ne faut donc pas longtemps pour que Raffaela succombe à la vitalité et au désir du mâle dominant. Et qu’en plus elle prenne son plaisir à subir et à s’humilier devant celui qui est devenu seigneur et maître de sa vie et de son corps. Désir masochiste d’humiliation et de soumission : on n’ose pas écrire que c’est psychanalystiquement d’une grande banalité et qu’il ne manque pas de films (me vient à l’esprit Maîtresse de Barbet Schroeder) où des hommes de pouvoir se font sévèrement corriger par des professionnels de l’humiliation. Certes, ce n’est pas tout à fait cela dans le film de Lina Wertmüller, mais les ressorts psychologiques ne sont guère différents.

L’île déserte est un cadre merveilleux pour ce genre de jeu érotique, puisqu’elle laisse les protagonistes dans la nudité, propre et figurée de leur divertissement et leur permet de le porter jusqu’à ses plus hautes extrémités. Mais naturellement, l’île n’est jamais déserte que jusqu’on la découvre : à partir du moment où la civilisation retrouve Raffaela et Gennarino les masques s’arrachent. Et au demeurant, d’autant plus vite et définitivement pour l’une que pour l’autre.

Il y a une constante dans ces égarements du cœur et de l’esprit : la femme riche, la parenthèse fermée, retrouve sans aucune difficulté les charmes délicats de sa vie passée : c’est le cas de Lucile (Catherine Deneuve) dans La chamade, d’Alain Cavalier (d’après Françoise Sagan) où celui d’Anna (Sophia Loren) dans le deuxième sketch de Hier, aujourd’hui et demain de Vittorio De Sica où les femmes reviennent calmement au bercail après avoir goûté un peu de folie.

Faut-il réduire les femmes en esclavage ? (1955) est le titre d’un essai narquois, violent, fort drôle et très bien écrit de Stephen Hecquet, écrivain et avocat désinvolte, mort à 40 ans en 1960.

Leave a Reply