Brancaleone s’en va-t-aux croisades

Une farce profonde.

Par une bizarrerie éditoriale que je ne m’explique pas, Brancaleone s’en va-t-aux croisades paraît en France avant le premier volet de la geste du chevalier errant, dont les amateurs éclairés disent pourtant qu’il est le meilleur des deux. Si c’est bien le cas, je me réjouis à l’avance du moment où L’armée Brancaleone nous parviendra. Parce que je me suis régalé à la découverte de ce second épisode, qu’on peut, il est vrai, voir indépendamment de son prédécesseur. Et pourtant je m’engageais sur ce chemin avec un petit bout de réticence, malgré Mario Monicelli, malgré Age et Scarpelli, malgré Vittorio Gassman, craignant un peu que ce soit principalement une farce pleine de trucs grossiers, comme Pasolini en a tourné avec Le Décaméron et Les contes de Canterbury. La truculence n’est pas mon fort et je n’ai jamais trop accroché aux récits rabelaisiens.

On ne peut pas dire que Brancaleone soit tout à fait dépourvu d’effets faciles, mais on les oublie assez vite au bénéfice d’une histoire picaresque intelligente, sarcastique, souvent cruelle, souvent profonde. Et toujours – on ne le dit pas assez – magnifiquement tournée. Il n’est pas si fréquent dans un film aussi burlesque qu’on puisse ici et là admirer une séquence d’une grande beauté formelle. Des exemples ? À foison : au début l’apparition, au dessus des compagnons de Brancaleone fichés en terre, de la mort voilée de noir et de sa longue faux ; la belle atmosphère sombre du jugement de Tiburzia la sorcière (Stefania Sandrelli) ; le paysage où est érigée la colonne de saint Colombin le stylite (Luigi Proietti) entre les ruines d’une abbaye et les ruines d’un temple romain ; le tapis de braises de l’ordalie affrontée par le chevalier ; le combat final de Brancaleone avec la Mort dans un désert de sables infinis… et bien d’autres images superbes.

Ceci est la belle écume des choses ; mais Brancaleone aux croisades est avant tout un film qui fourmille d’idées, touchantes, singulières, irrésistibles… Ah oui, c’est vrai, le cinglé masochiste qui a commis un péché tel qu’il ne peut être confessé à personne et qui monte des dispositifs compliqués pour se fracasser le crâne en pénitence (et se jette avec avidité sur toutes les occasions de se faire souffrir), ou la fausse lépreuse Beba Loncar qui joue spirituellement des grelots qu’elle porte attachés aux chevilles pour se faire comprendre par l’interprète attitré de la petite troupe… (remarquable personnage, d’ailleurs, cet interprète qui sait tout)… Et aussi les fulminations réciproques des deux papes concurrents, Clément et Grégoire (au fait, ne voir aucune historicité dans les deux personnages : si le Grand schisme d’Occident a ravagé la Chrétienté entre 1378 et 1417, et si certains des Papes concurrents portaient les noms de Clément et de Grégoire, aucun ne s’est retrouvé dans la simultanéité plaisamment décrite par Monicelli…).

Après avoir dit le miel, faisons un peu la fine bouche : le film souffre un peu de l’absolue présence du merveilleux Vittorio Gassman : livré à lui-même, sans aucun contrepoids, il est sans doute tout à fait excellent, mais son omniprésence aurait été rehaussée par la présence d’un faire-valoir de haut niveau…. faire-valoir qui aurait pu être Adolfo Celi, au profil d’aigle magnifique et excellent dans tous ses rôles (de L’homme de Rio à Mes chers amis en passant par Opération Tonnerre) et qui interprète là le roi Bohémond  ; mais précisément, le dernier quart de Brancaleone aux croisades, qui se passe sous les remparts de Jérusalem me paraît être à la fois singulièrement plus faible et totalement extérieur par rapport au reste du film ; j’ai la forte impression que le format étant trop bref, le réalisateur et les scénaristes ont ajouté un long passage très artificiellement attaché aux premières séquences : singularité des tenues, des allures, des dialogues versifiés qui n’ont rien de commun avec le reste.

C’est bien dommage, parce que sinon, on ne serait pas loin d’être dans un des sommets de la comédie italienne…

 

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