La vieille dame indigne

On ne voit pas le temps passer…

En 1965, ce film étonnant, rencontre idéale. Un réalisateur presque marginal, René Allio, qui ne retrouvera jamais le même succès (et pourtant je me souviens d’un toute aussi également étonnante Rude journée pour la reine, avec Simone Signoret). Et une vieille actrice, Sylvie, qui a passé sur les planches de théâtre une grande partie de sa carrière, commencée en 1903, mais qui, chaque fois qu’elle est intervenue au cinéma, dans un deuxième ou troisième rôle, a capté la lumière.

Sylvie, aux yeux si clairs qu’ils apparaissaient presque transparents, marquait ses interprétations d’une extraordinaire présence : c’est une vieille artiste dans la déche dans La fin du jour, la mère du cancéreux qui assassine Pierre Larquey, le Corbeau du film éponyme, la vieille fille aux chats dans le désespérant Sous le ciel de Paris (beau film méconnu de Duvivier), la vieille institutrice du Petit monde de don Camillo, la terrible Madame Raquin du Thérèse Raquin de Carné). La vieille dame indigne lui donne son premier, unique et dernier rôle au cinéma. Un rôle magnifique.

570a4b2429e8cd91730fca9f7a786224Allio et Sylvie, donc, ce qui est beaucoup, déjà. Mais on va ajouter Marseille, filmé de l’Estaque au Vieux port dans un noir et blanc magnifique. Grand amateur de Robert Guédiguian, je me demande toujours comment font ces cinéastes phocéens pour que leur ville, qui n’est pas si belle que ça, qui fut beaucoup démolie à la Libération, beaucoup éventrée par des autoroutes pénétrantes, beaucoup chargée des pires bétons, comment ils font, donc, pour que leur ville soit aussi bouleversante ? Sûrement l’omniprésence de la mer, le miroir éclatant de la Méditerranée, mais aussi cette sorte de vitalité cosmopolite, souvent interlope, même, qui jaillit de l’entrelacs des maisons et des tours, de ce mélange sans grâce, mais plein de force, de villages et de cités. Toujours est-il que, dès qu’un metteur en scène y pose sa caméra, la magie fonctionne.

6Dans une maison modeste et suffisante, le vieil homme, qui a travaillé dur et n’a pas gagné grand chose, vient de mourir. Ses enfants entourent sa veuve, Berthe (Sylvie), silencieuse, tragique presque, toute vêtue de noir comme une vieille dame l’était toujours à l’époque où, lorsqu’on prenait le deuil, on n’était pas prêt de le quitter jamais (je le sais bien : mes grands-mères, qui étaient de la même génération que Sylvie n’étaient jamais habillées autrement, chapeau de paille compris). Les enfants entourent leur mère sans grande chaleur ; ils sont déjà des adultes pleins de soucis ; et puis la mort, on le sait bien, fait partie de la vie (en tout cas on le savait mieux en 1965 que cinquante ans plus tard). Gaston (François Maistre) a bien réussi. Son frère, Albert (Étienne Bierry) tire le diable par la queue, petit patron d’une entreprise de transports de matériaux, où il est mal secondé par son grand pendard de fils, Pierre (Victor Lanoux), qui ne rêve que de musique et qui joue dans un groupe de rock.

d4a4e1f2a43f93b30f97df247a32ecd3C’est de ce tout petit sujet que part l’histoire. Une histoire qui dévie parce que Berthe, qui a vécu un demi-siècle à servir son mari, ses enfants, son petit commerce, dont on devine les reins brisés et les mains crevassées par les lessives, se rend compte très doucement que le monde existe, tout autour d’elle, qu’on peut s’offrir une glace à la terrasse d’un café, un déjeuner dans un restaurant, une promenade en calèche, une bouffée de parfum et qu’emprunter un escalator dans un grand magasin est amusant ; nouveau en tout cas.

s_19855malka5678mmmEt qu’ayant goûté cela, qui n’est pas bien gros et qui est immense pourtant, non seulement on n’a pas envie d’arrêter, mais on en veut davantage. Et si on rencontre Rosalie (Malka Ribowska), une fille facile, pleine de vitalité et le petit cercle où officie Alphonse (Jean Bouise), le cordonnier anarchiste, il n’y a pas de raison qu’on ne s’offre pas une petite voiture et des vacances à Toulon et qu’on ne grille pas, en une sorte de feu de joie, les quelques sous qu’on a tirés de la vente de tous les objets de la vie passée.

Les mots de Bertolt Brecht, auteur de la nouvelle dont est adapté le film, le concluent : À bien voir les choses, elle vécut successivement deux vies (…) les longues années de servitude, les brèves années de liberté, et consommé le pain de la vie jusqu’aux dernières miettes.

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