L’ivresse du pouvoir

Heure exquise, qui nous grise, lentement…

En paraphrasant ce qu’on a dit sur un sujet plutôt différent, je pourrais dire que Claude Chabrol pose de bonnes questions mais donne de mauvaises réponses puisque, manquant de rythme et de cohésion, il filme une sorte de mixture où l’on ne sait trop si l’on assiste à une reconstitution à peine masquée de l’affaire ELF, à une dénonciation vertueuse des liens qui unissent l’appareil d’État, le monde politique, la Françafrique et les grandes entreprises, ou encore au vertige mégalomane ressenti par un juge d’instruction décidé à casser plusieurs baraques.

Un peu de tout ça, évidemment et c’est ainsi que le bât blesse, en éclatant dans tous les sens et en présentant un conglomérat assez indigeste où seul surnage l’immense talent d’Isabelle Huppert. Je doute que, pour qui ne connaîtrait pas un peu (ou beaucoup) les développements considérables de ce scandale politico-financier qui a mouillé une bonne partie du personnel politique, Droite (Pasqua) et Gauche (Dumas) confondues et a fait surgir au nez du public étonné des figures aussi étranges que la désarmante et rieuse Christine Deviers-Joncour ou l’incroyable (sa vie est un roman !) André Tarallo, dit Dédé-la-sardine, grouillot de banques puis grand résistant, champion automobile et milliardaire douteux… Et bien d’autres de tout poil et de tout niveau.

Comme l’exposé des complications et ramifications extrêmes de l’affaire n’était guère transposable à l’écran, Chabrol tranche, résume, simplifie, mais, ce faisant, il rend peu compréhensible son propos. Tout au moins celui qu’il consacre à tout cet aspect du film. Il a toutefois la bonne idée de centrer et même peu à peu de faire basculer entièrement l’intérêt sur le personnage du juge d’instruction Jeanne Charmant-Killman (Isabelle Huppert), qui est le décalque à peu près exact d’Éva Joly. Il va même jusqu’à reproduire avec Jeanne le suicide du mari d’Éva (avec qui elle était, il est vrai, séparée) et à la faire seconder par Erika (Maryline Canto), qui est le décalque de Laurence Vichnievsky.

Mais à peu près exact seulement, car il ne va pas jusqu’au bout de ce décalque et ne donne pas à Jeanne les origines norvégiennes de son modèle.

Qu’est-ce que ça peut faire ? va–t-on me dire ? Mais, sinon tout, du moins beaucoup ! Un des grands intérêts du film est de montrer (sans doute pas assez explicitement, quoique…) le véritable mur d’incompréhension qui est bâti entre les dirigeants de la multinationale pétrolière, habitués à traiter à coup de millions le monde de la politique et davantage encore le monde des dirigeants africains et la vengeresse incorruptible et impitoyable. On a beau essayer de faire comprendre au magistrat que sans valises de billets et versements sur des comptes en Suisse ou au Luxembourg, les permis d’exploitation ne seront pas délivrés ou le seront à d’autres compagnies, elle ne veut rien entendre. L’intérêt supérieur de la France, la Raison d’État, elle n’en a rien à faire, d’autant plus que ceux qu’elle trouve en face d’elle ne se sont pas exclusivement préoccupés du pays, mais se sont largement servis au passage. Ces manigances sont effectivement condamnables, mais, qu’on le veuille ou non, font partie de la structure mentale de nos sociétés.

Éva Joly est d’origine norvégienne (et elle est d’ailleurs retournée vivre dans son pays glacé pendant quelques années) ; je l’ai un peu connue et approchée : j’ai toujours été frappé, au delà de son apparence aimable, par une extraordinaire rigidité et une incapacité de comprendre que les Français ne sont pas des Scandinaves, pétris de luthéranisme et de Vertu (avec un V considérable). Ces pays, qui n’ont pas eu, depuis des siècles, de responsabilité dans les affaires du Monde, sont volontiers d’ombrageux donneurs de leçons, parce qu’ils ne conçoivent sans doute pas qu’on puisse penser, réfléchir, réagir différemment de leurs codes.

Mais il est possible, finalement, que, comme chez nous, des gens à qui on donne un pouvoir aussi discrétionnaire et possiblement arbitraire puissent être poussés ainsi à la mégalomanie. Un vieil adage fait du juge d’instruction l’homme le plus puissant de France. Et, de fait, pouvoir, escorté d’une cohorte de policiers aux ordres débarquer chez les puissants et pouvoir, en saisissant leurs papiers, leurs carnets, leurs ordinateurs, découvrir le misérable petit tas de secrets que, selon François Mitterrand, détient chaque homme, peut griser n’importe qui.

J’aurais apprécié que Chabrol choisisse une direction ferme de son film et s’y tienne. Pour n’avoir pas bien tranché entre ces options, il donne un film brouillon et brouillé, ce qui est bien dommage.

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