Rocco et ses frères

Tagliatelles et risottos

Comment se fait-il que ce mélodrame larmoyant, plutôt bien interprété et bien filmé, mais interminable (192 minutes !!!) et incohérent ait remporté un tel succès critique ? Sans doute, comme Luchino Visconti est une des vaches sacrées du 7ème Art, à l’instar d’Alfred Hitchcock et d’Ingmar Bergman, ne peut-on élever le moindre doute sur la qualité intrinsèque de Rocco et ses frères. Il y avait pourtant un sujet magnifique et passionnant à exploiter au détriment du pitoyable récit de sentimentalisme bébête et de grosses ficelles romanesques : brebis galeuse saccageant l’harmonie d’une famille, présence d’une gourgandine au rôle fatidique et destructeur, bien qu’elle soit par ailleurs assez bonne fille…

Le sujet en or était bien plutôt le clivage considérable et le fossé (au demeurant de plus en plus béant) entre les deux Italies.

Alors qu’on espère aux premières images que c’est dans cette direction que va s’orienter le film lorsque, attirée par la prospérité du Nord industrieux arrivent en Lombardie ces presque immigrants, ces gens du Basilicate, c’est-à-dire le Sud du Sud, de ces contrées qui ne se sont jamais vraiment remises de la funeste Unité italienne qui les a ruinées. Sans doute à l’extrême fin du film Rocco (Alain Delon), sorte de saint laïque et son plus jeune frère Luca (Rocco Vidolazzi) rêvent-ils, envisagent-ils, projettent-ils de repartir dans la vieille terre natale, mais c’est davantage une idée qu’une détermination. Au fait, on voit là que le grand aristocrate Visconti, si affublé d’oripeaux marxistes qu’il prétendait être, ne manquait pas de révérence pour les valeurs traditionnelles.

Il y a une excellente scène initiale, pleine de verve et de talent, où les Sudistes débarquent inopinément au milieu du repas de fiançailles de l’aîné Vincenzo (Spiros Focas) qui va se marier avec la charmante Ginetta (Claudia Cardinale), au grand dam de sa mère qui le voit ainsi s’éloigner de la famiglia. Et d’emblée il y a une dispute entre les deux groupes ; un brin de comédie, évidemment, avec les cris et les outrances, mais déjà avec l’évidence que les immigrants ne vont pas avoir la vie facile à Milan.

Je concède aussi que le choix de la boxe comme vecteur d’ascension sociale (ou de survie, simplement ?) est approprié. Dans l’Italie de l’époque, la boxe est le sport-roi, à l’instar du cyclisme (davantage rural) et du football (moins rémunérateur qu’aujourd’hui) ; aux Jeux Olympiques de 1960, à Rome, sur dix catégories, l’Italie remporte trois médailles d’or, trois médailles d’argent et une médaille de bronze. Et pourtant la veine n’est pas bien exploitée et le personnage louche, ambigu, détestable du manager homosexuel Morini (Roger Hanin) est à peine souligné alors qu’il aurait pu donner lieu à une belle peinture cruelle.

Mais il y a surtout l’histoire ridicule, grotesque de Nadia, la fille facile, heureusement superbement interprétée par Annie Girardot (dont le talent domine le film), Nadia qui va démantibuler le fragile équilibre de la famille, Nadia dont la chair va attirer Rocco mais encore davantage Simone (Renato Salvatori). Deux scènes absolument saugrenues, deux sommets bêtas : le viol de Nadia par Simone sous les yeux de Rocco qui ne trouve rien de mieux que de renvoyer la fille à son violeur ; puis l’installation de la même sous le toit de la famille Parondi qui maugrée mais accepte l’intruse.

En fait la grande faiblesse et l’incohérence de Rocco et ses frères repose sur la façon bizarre dont le scénario fut écrit, séparé en cinq blocs narratifs, chacun consacré à un des frères et attribué à un scénariste différent. Le patchwork fut lissé par l’excellente Suso Cecchi d’Amico qui ne pouvait sûrement faire un vrai film de ce catoblépas. N’empêche, hélas, que depuis soixante ans, on est sommé d’admirer sa lourdeur.

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