Tous les matins du monde

Nocturne.

Eh oui, ce qui est, de fait, tout à fait extraordinaire, c’est que ce film pesant, ennuyeux, rigoriste – aussi janséniste que l’est Sainte-Colombe (Jean-Pierre Marielle) – ait réuni autant de spectateurs, ait été un succès public. Je gage qu’il s’est agi là d’un de ces phénomènes de culpabilité culturelle qui fait que des gens se sentent obligés, en rapport avec ce qu’ils estiment être leur statut social, d’adhérer à certaines obligations quasiment mondaines. C’est un phénomène très connu pour les grandes expositions qu’il faut avoir vu (du type Toutankhamon), mais aussi, de temps à autre pour les essais (Le hasard et la nécessité du Prix Nobel Jacques Monod en 1970) ou même pour les romans (Le nom de la rose d’Umberto Eco en 1980, voire Les bienveillantes de Jonathan Litell en 2006). Visiteurs des expositions, acheteurs des livres sont dans le pur conformisme normatif.

J’imagine que la plupart des spectateurs de Tous les matins du monde sont sortis des salles de cinéma la mine grave et le front soucieux et néanmoins illuminé ; et dans les premiers échanges sur le trottoir, après le spectacle, beaucoup ont dû émettre quelques monosyllabes pénétrés d’importance ou des expressions minimalistes du type : C’est très beau et C’est très fort. Et puis Jean-Pierre MarielleGérard Depardieu, la gracile Anne Brochet

Je me moque un peu, alors que le film vaut mieux que mes faciles sarcasmes. Alain Corneau, à l’aide de Nicolas Poussin et de Lubin Baugin (Michel Bouquet) (les natures mortes aux gaufrettes) et évidemment aussi de son directeur de la photographie, le très grand Yves Angelo, a brossé d’admirables tableaux, avec des lumières terreuses, crépusculaires à la Le Nain. Pour qui aime la peinture austère, retenue, mesurée, les atmosphères confinées éclairées à la chandelle, pour qui aime les habitations rugueuses, grises, confinées, Tous les matins du monde offre une belle leçon de choses, d’autant que le film peut aussi savamment manier le contraste avec le faste des palais (la Galerie dorée de la Banque de France, en fait) où Marin Marais (Gérard Depardieu) scande avec force la Marche pour la cérémonie des Turcs de Jean-Baptiste Lulli.

Comme je ne suis guère mélomane et que la musique de chambre m’est encore plus rebutante que la musique symphonique (je pourrais dire en plus que la sonorité grave, mortifère, sinistre, de la viole de gambe me déplaît souverainement), je ne me prononcerai pas sur la qualité des émotions sonores ressenties par ceux qui apprécient ces sons. Tous les goûts sont dans la nature, y compris le mien qui, en l’espèce n’est pas très bon, j’en conviens volontiers.

Alors, le récit ? Oui, bien sûr et il faut alors convenir que, débarrassé des oripeaux picturaux et musicaux (oripeaux n’est pas péjoratif pour moi, en l’espèce), il est plutôt mince et que les tentatives du jeune Marin Marais (Guillaume Depardieu) pour se faire admettre au rang des élèves de Jean de Sainte-Colombe sont un peu nigaudes. Sainte-Colombe, ravagé par la mort de sa femme (Caroline Silhol), dont les apparitions fantasmées ne sont vraiment pas le meilleur du film est magnifiquement interprété par Jean-Pierre Marielle (qui a dit que son jeu était limité et monocorde ?), mais son personnage demeure tellement extérieur, tellement irréel qu’on conserve l’impression que Pascal Quignard a écrit une sorte de simple exercice de style, mettant une réelle virtuosité narrative et picturale au service d’un récit étique.

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