À la merveille

Vacuité et prétention.

Fasciné par ces presque deux heures de vacuité, j’ai poussé l’ascèse et la conscience professionnelle (si je puis dire) jusqu’à regarder les suppléments du DVD, heureusement acquis pour une somme des plus minimes (mais j’aurais dû donner à un clochard les 5 € que ça m’a coûté ; ça m’apprendra : la prochaine fois que j’aurai envie d’acheter un film péteux, je me retiendrai). Car s’il existe un palmarès des films où il ne se passe rigoureusement rien et où on s’enquiquine de la première à la dernière image, en se demandant ce qu’on fait là, au lieu de revoir un des joyaux passés du cinéma, un des films de Duvivier, de Clouzot, de Kubrick, de Lynch, voilà qu’À la merveille pourrait assurément concourir pour le trophée, qu’il serait absolument certain de remporter haut la main, si on couplait la compétition avec celle du film le plus prétentieux du cinéma mondial.

Donc, dans les suppléments, voilà que la charmante vedette Olga Kurylenko, qui interprète Marina, le principal personnage féminin,  – et qui n’a pas plus que tout le monde compris quoi que ce soit à ce que Malick prétendait dire – voilà que la charmante nous apprend que le réalisateur cinglé a exigé qu’elle lise avant de jouer Anna Karénine, de TolstoïLes frères Karamazov et L’idiot de Dostoïevski, c’est-à-dire (je viens de vérifier) près de 4400 pages en Pléiade. À partir de quel moment se fiche-t-on de nous ? Pourquoi prétend-on faire passer l’idée que dans un film où les dialogues se limitent à des balbutiements la plupart du temps inaudibles et où les individus courent, se bousculent, se houspillent, s’invectivent, se séparent, se retrouvent et tout le tremblement, il est bon d’avoir lu les grands romanciers russes ? J’imagine Michel Audiard raconter (sans rire !) qu’il avait prié Lino Ventura et Bernard Blier de se plonger dans les Prolégomènes à toute métaphysique future du regretté Emmanuel Kant, avant d’interpréter Fernand Naudin et Raoul Volfoni dans Les tontons flingueurs.

Passons l’imposture et venons en au film. Je l’ai dit, de la même façon, sur l’avis que j’ai déposé sur un autre film de Malick que j’ai vu : ce n’est pas grâce à la beauté d’images somptueusement captées – qui semblent quelquefois être une publicité pour les nouveaux capteurs des téléphones mobiles Huawei, Samsung ou Apple tels qu’on les voit en démonstration sur les panneaux publicitaires, qu’on peut réaliser un film de qualité. Ceci, c’est à la portée d’un directeur de la photographie qui sait à peu près son métier et va composer avec les orientations, les couchers et levers de soleil, les nuages, les herbes rasantes, l’eau frémissante, pour offrir au spectateur de belles icônes, au demeurant aussi vite oubliées qu’admirées. Le cinéma n’est pas que la beauté plastique et s’il n’avait pas eu, derrière ses admirables tableaux, une histoire, des dialogues et des personnages, même Stanley Kubrick aurait raté le plus pictural de ses films, Barry Lyndon.

Je veux bien qu’on puisse énoncer péremptoirement que À la merveille tente de représenter avec le maximum de véracité, les incertitudes des vies d’aujourd’hui, hachées par les inconstances, les réticences, les incertitudes, les inquiétudes, les instabilités, tout ce qui fait que notre époque ne donne qu’à petite mesure ce qui a toujours été la plus grande ambition des hommes, la sécurité. Je veux bien admettre que tous ces gens qui passent et repassent dans le paysage sans bien savoir pourquoi et comment ils sont là, ce qu’il faut faire et surtout ce qu’ils vont devenir, je veux bien qu’ils soient précisément captés dans ce monde où personne ne se reconnaît de stabilité. Mais que tous les personnages reçoivent cette angoisse du sable mouvant, du sol qui se dérobe, de la difficulté de discerner la solidité de l’éphémère – et qui est assez bien mise en place par les premières séquences dans le paysage incertain du Mont Saint Michel et de la grève qui fuit dès qu’on s’efforce de s’y installer, tout cela doit avoir un minimum de structure.

On ne représente pas artistiquement le chaos en filmant le chaos, en insinuant des caméras intrusives qui paraissent poursuivre avec indiscrétion mais sans pénétration de pauvres gens qui errent dans une sorte d’incapacité à dire ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent : on donne à voir un cafardeux compendium à peu près incompréhensible où des acteurs qui ne sont pas forcément médiocres passent comme des zombies le long de décors de cartes postales sans parvenir à faire comprendre pourquoi ils sont là et ce qu’ils font. Un ratage absolu.

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